Peuple ressurgi

 | Par Erika Campelo, Ivan du Roy

Les Indiens du Brésil se réapproprient terres et culture. Malgré la mainmise des gros propriétaires et les lenteurs administratives. Voyage au cœur d’une réserve autogérée.

Les passagers somnolent, bercés par le ronronnement du moteur diesel et les mouvements de balancier des hamacs. L’heure est à la sieste sur le pont du bateau taxi qui relie Santarém et Vila Franca. Le lit du Rio Tapajos atteint à cet endroit près de 20 kilomètres de largeur. Des pieds nus, des bras ballants dépassent des hamacs multicolores qui encombrent le pont. Un homme, en short et tongs, bouquine. Une dent de jaguar orne son collier indien. Florencio Vaz a 38 ans. Son apparence peut surprendre lorsqu’on apprend qu’il enseigne la sociologie à l’université fédérale du Pará à Santarém et, surtout, qu’il est prêtre franciscain. Il rentre d’un séjour à Vila Franca.

<img1372|center>

Ces 6 et 7 juillet, la petite bourgade peuplée de métis indiens, des caboclos, a des allures d’irréductible village gaulois qui résiste encore et toujours à l’envahisseur. L’environnement est idyllique. Les larges feuilles des palmiers surplombent une longue plage de sable pour plonger dans les eaux tièdes du Tapajos. Pendant que les enfants se baignent, 260 délégués représentant 62 communautés de la région, soit 18 000 habitants, se réunissent sous le grand préau municipal. C’est leur première assemblée générale depuis qu’ils ont réussi à faire reconnaître leur territoire comme une zone protégée : la Resex (Reserva extrativista Tapajos-Arapiuns). Cette réserve, de la taille d’un grand département français métropolitain (6 600 km2), est une enclave autogérée que se sont réappropriées les populations locales au cœur du Far West amazonien. Un pied de nez aux grands propriétaires terriens, aux politiciens corrompus du Pará et aux multinationales du bois. Florencio Vaz est l’inspirateur de cette expérience originale qui traduit en pratique les préceptes de la théologie de la libération : « L’église populaire, c’est donner le pouvoir au peuple. »

Originaire d’un village au bord du Rio Tapajos, le franciscain décide de mener des recherches sur sa région. « Ici, l’éducation est un privilège. J’ai découvert que les communautés locales ne connaissaient pas leur histoire, qu’elles ne savaient pas que cette terre leur appartenait, qu’elles avaient honte de se définir comme Indiens. » De ce constat lui vient l’idée d’une réserve autogérée. Les premières réunions avec les habitants se déroulent fin 1996. « Il s’agissait de leur expliquer leurs droits, de raviver leur fierté. » En face, la réaction est immédiate : grands propriétaires, forestiers et élus locaux organisent et financent l’opposition au projet. Le bras de fer durera deux ans sur fond de menaces de mort contre le prêtre, d’agressions physiques sur les militants pro-Resex, de réunions houleuses protégées par la police fédérale. La majorité des populations locales est favorable à l’initiative et bénéficie du soutien de l’évêque, des syndicats et de l’antenne du ministère de l’Environnement à Santarém. En 1998, le projet est approuvé.

Autosuffisance

Pupitres d’écoles et bancs d’églises servent de sièges aux délégués. Hommes et femmes écoutent attentivement le compte rendu de mandat des neuf coordinateurs élus il y a trois ans. La Resex est un savant équilibre entre intérêts individuels et collectifs. Chaque famille bénéficie d’une parcelle de terre, environ un hectare, pour sa subsistance. Du manioc pour la farine, des haricots noirs, élément indispensable à la feijoada, le plat national, du maïs ou du café y sont cultivés. Un « bureau » est chargé de planifier la partie non familiale de la production économique pour que les communautés puissent vivre en autosuffisance. Les ressources forestières sont exploitées dans un souci de préservation. Le bois ne peut être coupé que pour la consommation locale. La chasse, la pêche ou la cueillette des multiples fruits amazoniens sont règlementées. Un conseil de gestion, composé entre autres de représentants du ministère de l’Environnement, est là pour y veiller. Le recours au troc côtoie le système monétaire. « Il s’agit plus d’un présent que d’un échange. Quand quelqu’un qui cultive du café rend visite à son voisin, il lui en apportera spontanément. Inversement, si le voisin rentre de la pêche, il offrira quelques poissons », illustre Florencio Vaz.

Culture sauvée

Le fonctionnement de l’assemblée générale ferait pâlir d’envie n’importe quel théoricien occidental de la démocratie directe. Lors des débats qui préparent l’élection d’un nouveau bureau, chaque proposition est minutieusement soumise au vote. Le montant du salaire des coordinateurs ? On vote. La possibilité de cumuler plusieurs mandats ? On vote. Le temps de parole accordé aux candidats pour le renouvellement du bureau ? On vote. Le compte rendu aussi est le plus exhaustif possible. Les délégués parcourent un document où sont dûment répertoriées les activités des coordinateurs pendant trois ans : leurs rendez-vous avec les autorités ou leurs rencontres avec d’autres communautés. Chaque réunion interne est assortie d’un commentaire, positif ou négatif. Si on reconnaît que les « assesseurs sont bons », on demande aux participants « d’éviter l’alcool » ou de ne pas se laisser distraire par « les discussions parallèles ». Les populations locales, malgré la pauvreté ambiante, ont pris leur destin en main.

Aucune spécificité ethnique n’a été reconnue aux habitants de la Resex à la différence de la plupart des « aires indigènes » qu’est censé protéger le gouvernement fédéral. Face aux « valeurs de l’homme blanc », certains métis revendiquent leurs racines indiennes. Ils se nomment le « peuple ressurgi » : caboclos ou Indiens urbanisés n’acceptant plus l’acculturation. Les jeunes militants de l’association Conscience Indigène se promènent de village en village, le long de l’Amazone et de ses affluents, accomplissant « un travail de sauvetage » de leur culture. « Nos parents et grands-parents ne nous ont pas transmis leur histoire. Peu se définissent comme Indiens. Quand on évoque la conscience indigène, on nous rétorque que c’est rétrograde, archaïque », explique Lurdes Tapajos, une Indienne Amanayé de 23 ans. Elle enseigne l’histoire indigène, « niée par cinq cents ans de discriminations », et vilipende la télévision brésilienne et le football, vecteurs de la culture dominante. Cela n’empêche pas son compagnon, également membre de Conscience Indigène, d’arborer un maillot jaune et vert de la seleçao au nom de Ronaldo, l’idole du moment. La contradiction est une donnée universelle.

Paternalisme abandonné

Conscience Indigène caresse le projet d’ouvrir un musée à Vila Franca. Selon l’association, des fouilles archéologiques prouveraient que des populations indiennes y vivaient. Les ruines d’une prison pour esclaves, édifiée au XIXe siècle, sont encore visibles. Toute une mémoire à réveiller. En 1835, les seringueiros - ceux qui récoltent le latex - de Vila Franca participèrent à la révolte populaire des Cabanos qui agita toute la région du Para et fut noyée dans le sang : la répression causa 30 000 morts. L’histoire de Vila Franca, c’est aussi son église, construite il y a trois siècles par les missionnaires portugais. Une légende affirme que le lieu de culte abritait une statue de la vierge en or massif. N’est-ce pas ces contrées que les conquistadors espagnols et portugais arpentaient en quête du chimérique eldorado ? Les habitants tentent de restaurer les peintures indiennes qui ornent l’intérieur du bâtiment. L’autel va être reconstruit, tel qu’il était à l’origine, grâce aux descriptions transmises par la tradition orale. L’association demande régulièrement à la Fondation nationale de l’Indien (Funai), l’institution fédérale en charge des réserves indiennes, d’envoyer ses anthropologues pour que la spécificité culturelle des communautés métisses de la Resex soit vérifiée. Même ici, les préjugés persistent. « Plus de la moitié des habitants ne s’intéressent pas à leurs origines. Les gens disent que les Indiens sont paresseux, incapables et voleurs », regrette Florienne Colares, une autre membre de Conscience Indigène.

Leur démarche est soutenue par le Conseil indigéniste missionnaire (Cimi) dont l’objectif est de « changer les mentalités vis-à-vis des Indiens », résume Antonio Anaya. Ce prêtre mexicain vit au Brésil depuis huit ans. Dans son pays, il travaillait déjà avec une communauté indienne, de culture aztèque. Le Cimi, qui dépend de la Conférence épiscopale, est une spécificité brésilienne. « Le conseil est né après Vatican II, avec la théologie de la libération. Avant, les missionnaires amenaient la bonne parole, le catéchisme. Il a fallu rompre avec ce paternalisme. Être missionnaire auprès des Indiens, c’est connaître et respecter leurs traditions et leurs spiritualités. Une sorte de dialogue interreligieux. La mission du Cimi est de défendre les droits des peuples indigènes en dénonçant les formes d’exploitation et d’oppression : invasion des chercheurs d’or ou des forestiers, projets miniers ou de barrages hydroélectriques. »

Les obstacles à la délimitation des terres indigènes sont nombreux. Mi-juin, le président de la Funai a été démissionné après s’être opposé à un texte de loi déposé par le Parti du front libéral (PFL). Celui-ci propose d’ouvrir les réserves indigènes aux activités minières et forestières. « Les Indiens seront exclus du processus de décision », précise le missionnaire. Une
« offensive anti-indigène » qui intervient au moment où les peuples autochtones du Brésil sont en train d’élaborer une charte de leurs droits, un peu comme ceux du Chiapas, au Mexique. Cette charte interdit l’entrée des forestiers ou des entreprises minières dans les réserves si ces ressources sont encore disponibles ailleurs. Tous les chefs de tribus ne se sentent pas pour autant concernés par la préservation de la forêt. « Il y a des cas où des missionnaires ont été expulsés de communautés car ils s’opposaient à l’exploitation illégale du bois. »

Menace des envahisseurs

La Resex n’est pas à l’abri de ces menaces. « J’ai des ennuis avec des éleveurs », confie une paysanne qui produit des cultures vivrières. Le visage marqué par le soleil et le labeur, Margariba est l’une des déléguées de Vila Franca. Si elle est satisfaite de la création de la réserve, son conflit de voisinage la perturbe. « Normalement, ils n’ont pas le droit d’avoir du bétail sur leurs terres. Ils détruisent la forêt. Les pâturages ne produisent pas d’oxygène ! », argumente-t-elle, reprenant à son compte, les inquiétudes sur l’effet de serre. Quand le territoire a été délimité, l’État a pourtant offert des subventions aux fermes et aux entreprises forestières pour qu’elles quittent la réserve. Toutes ne l’ont pas fait. Les incursions des
« envahisseurs » continuent. Des pêcheurs extérieurs à la Resex s’accaparent les rivières. Des trafiquants d’animaux viennent braconner. Géologues et orpailleurs prospectent d’éventuels gisements d’or ou de bauxite. « S’ils en trouvent, les chercheurs de minerais s’installeront, construiront des pistes et pollueront les cours d’eau avec le mercure », s’inquiète le représentant d’un autre village.

Malgré cela, Florencio Vaz place beaucoup d’espoirs dans cette expérience autogestionnaire naissante. Les revenus des familles augmentent, l’éducation s’améliore. Des écoles vont ouvrir leurs portes, ce qui permettra aux enfants de continuer leur scolarité. Rien n’est jamais acquis : « Le modèle économique capitaliste continue de faire des dégâts. Avec la multiplication des financements, les gens commencent à se disputer, l’esprit collectif risque d’être compromis. Mais la démocratie directe est très présente. Les habitants sont très investis, même les anciens opposants au projet. Dans trois ans, le bureau sera élu au suffrage universel. » Le rêve est devenu réalité, de justesse. « Je crois que cette réserve est la dernière du genre. Depuis, une loi est passée : c’est le gouvernement de chaque État qui décide. Au Pará, ce sont les grands propriétaires et les forestiers. Si nous nous y étions pris quelques mois plus tard, cela aurait été impossible. »


Encadrés

Florencio, moine révolutionnaire

La sobriété même. Un visage farouche mais souriant. On le prendrait plutôt pour un humble péon travaillant dur plutôt que pour un prêtre franciscain. Florencio Vaz a rejoint l’ordre monastique le plus simplement du monde : au lycée, l’histoire de Saint-François d’Assise l’a fasciné. Nous sommes au début des années 80, la théologie de la libération connaît ses heures
de gloire au Brésil. Le jeune Florencio découvre les écrits du théologien péruvien Gustavo Gutierrez, considéré comme le père de la théologie de la libération en Amérique latine, et à ceux de Leonardo Boff, théologien brésilien qui prône une « Église populaire » comme instrument de libération des opprimés. Il se passionne pour la sociologie politique qu’il va étudier à Rio, pendant sept ans, avec la philosophie. Le cosmopolitisme de l’ancienne capitale fédérale le séduit. De retour au Pará, il s’oriente naturellement vers la Commission pastorale de la terre puis le Conseil indigéniste missionnaire. Du Venezuela de Chavez à la société civile colombienne, il suit bien évidemment chaque évolution politique et sociale du continent. Il souhaiterait se rendre au Chiapas mais le gouvernement mexicain refuse de le laisser entrer sur le territoire. « Dès qu’elles entendent les mots religieux et Brésiliens, les autorités se crispent », rigole-t-il. Florencio est en quête de nouveaux repères : « La chute du socialisme réel a provoqué l’affaiblissement des mouvements sociaux. » Porto Alegre ? Il n’y est pas encore allé. « C’est positif. Porto Alegre redonne de l’espoir, même si le forum est limité par une vision très social-démocrate. »

550 000 Indiens

Selon le Conseil indigéniste missionnaire (Cimi), 550 000 Indiens vivent au Brésil, dont 230 000 en Amazonie. 358 000 résident en zone rurale. 85 % des terres indigènes sont occupées par des colons. 45 % de ces territoires sont officiellement reconnus comme réserve.

Exister prend du temps

Faire reconnaître une réserve indigène est un processus long et bureaucratique. Depuis dix ans, les 10 000 Indiens makuxi luttent pour la création de « l’aire indigène Raposa - Serra-do-Sol », au nord de l’État du Roraima, à la frontière avec la Guyane et le Venezuela. Des vagues successives de chercheurs d’or et de colons ont envahi la région.
En 1993, la Fondation nationale de l’Indien (Funai) délimite enfin leurs terres (l’expertise avait commencé en 1977). C’est la première étape. « On reconnaît officiellement qu’il s’agit d’un peuple indigène et son territoire est délimité. Selon la constitution, l’État demeure le propriétaire », explique Giorgio Dal Ben, missionnaire italien qui vit depuis 1969 auprès des Makuxi.

Il faut attendre encore cinq ans pour que le ministre fédéral de la Justice signe le décret de « démarcation », la seconde étape. Entre-temps, les colons réagissent. Plaintes et recours sont déposés contre la délimitation. Le gouvernement du Roraima multiplie les combines pour torpiller la réserve : projets de barrage hydroélectrique et de parc national, installation d’une
« municipalité » - en fait, une colonie - au sein de la réserve, à Normandia, un village fondé par un ancien bagnard évadé de Cayenne. « Nous avons vécu à ce moment dans un climat de guerre civile. Des maisons ont été incendiées », raconte le prêtre. Aujourd’hui, le Conseil indigène du Roraima, qui rassemble les six peuples indigènes de l’État, proteste contre l’installation d’une caserne, énième tentative pour les déposséder de leurs terres. Deux étapes restent à franchir : l’homologation par le président de la République et l’enregistrement de la réserve.


Par Ivan du Roy, avec Erika Campelo - été 2002


Suivez-nous

Newsletter

Abonnez-vous à la Newletter d’Autres Brésils
>
Entrez votre adresse mail ci-dessous pour vous abonner à notre lettre d’information.
Vous-pouvez vous désinscrire à tout moment envoyant un email à l’adresse suivante : sympa@listes.autresbresils.net, en précisant en sujet : unsubscribe infolettre.

La dernière newsletter

>>> Autres Brésils vous remercie chaleureusement !

Réseaux sociaux

Flux RSS

Abonnez-vous au flux RSS