« L’agriculture paysanne et l’agrobusiness sont incompatibles »

 | Par Altacir Bunde

Le gouvernement brésilien, la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation) et la société civile ont initié un débat préparatoire à la Conférence Internationale de la Réforme Agraire de l’ONU, qui va avoir lieu à Porto Alegre en Mars 2006 et qui va aborder cette thématique à l’échelon mondial. Au Brésil, l’arrivée de la dernière année du mandat de Lula vient tendre les relations avec les mouvements sociaux ruraux qui croyaient qu’avec sa gestion seraient créées les conditions de réalisation de revendications historiques de la gauche. C’est le cas du Mouvement des Petits Agriculteurs (MPA), qui voit dans les politiques du gouvernement plusieurs contradictions et problèmes, principalement dans la disproportion des ressources allouées à la petite agriculture et à l’agrobusiness.

Le MPA est un mouvement de masse qui organise les petits producteurs ruraux. Selon Altacir Bunde, de la Direction Nationale du Mouvement, le MPA travaille parfois avec des assentamentos [1], mais seulement avec ceux qui ne sont pas encore organisés par une autre force sociale. « Nous ne créons pas de logique de compétition avec les autres mouvements paysans comme le MST. Mais, au contraire, nous agissons de concert dans la lutte pour la réforme agraire et pour un autre modèle agricole pour le Brésil », explique Bunde. « Le Mouvement des Petits Agriculteurs est né de la lutte contre la situation actuelle de paupérisation et de marginalisation des familles paysannes. Son histoire fut construite pas les travailleurs/travailleuses ruraux qui ont levé la tête, les bras et les drapeaux pour affronter la situation » indique le texte de présentation du site de l’organisation.

Dans l’évaluation des politiques du gouvernement Lula, le MPA valorise les avancées, comme l’augmentation des ressources du Plan de Récolte et du Programme d’Acquisition Alimentaire, mais souligne que la logique de « cohabitation pacifique » entre l’agriculture paysanne et l’agrobusiness est équivoque. « Ce sont deux modèles antagonistes », dit Bunde. Dans le modèle qui s’oppose à l’agro-industrie, il y a même une différence conceptuelle avec l’expression popularisée d’agriculture familiale. Selon le MPA, cette idée travaille dans la logique d’insertion de petits producteurs dans le grand marché agricole et de renforcement du système capitaliste, alors que l’agriculture paysanne travaille dans la logique d’un modèle de développement pour le paysan. Ci-dessous, les principaux passages de l’entrevue donnée par Bunde à Carta Maior. Entretien avec Altacir Bunde.

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Carta Maior - Comment le Mouvement des Petits Agriculteurs évalue-t-il la politique agricole de ces trois années de gouvernement ?

Altacir Bunde - Nous estimons qu’il y a de bons résultats, comme l’augmentation des ressources pour le Plan de récolte, qui a triplé, et les politiques d’assistance technique. Néanmoins, l’ensemble des politiques envers l’agriculture paysanne est invalidé car, en même temps, le gouvernement favorise l’agrobusiness.

Le gouvernement doit choisir le type d’agriculture qu’il souhaite pour le pays. Si nous comparons, dans le dernier Plan de récolte, les ressources disponibles de l’ordre de 7 milliards de réais [1 euro vaut environ 2,5 réais], qui ne furent pas complètement dépensés, avec les 40 milliards investis dans l’agrobusiness, non compris les subventions à l’exportation ou autres mécanismes, nous constatons une divergence. Il n’est pas possible de soutenir ces deux modèles, parce qu’ils sont antagonistes. D’un côté nous avons une agriculture paysanne, qui produit pour alimenter la population brésilienne, qui est préoccupée par la préservation de l’environnement et par la sécurité alimentaire du pays, et, de l’autre, nous avons l’agrobusiness qui s’intéresse seulement à gagner de l’argent et à exporter, qui n’est pas préoccupé par la souveraineté alimentaire du Brésil et encore moins par la préservation de la nature. Le gouvernement devra choisir une option et si c’est celle de l’agrobusiness, c’en sera fini de la petite agriculture, la réforme agraire ne se fera pas et nous continuerons à vivre durant des décennies avec l’inégalité dans les campagnes et dans le pays.

CM - Quel est le rôle de l’agriculture paysanne aujourd’hui au Brésil et comment évaluez-vous les politiques spécifiques du gouvernement à ce propos ?

AB - Premièrement, l’agriculture paysanne joue un rôle fondamental dans la garantie du travail car presque 90% du travail généré en zone rurale provient d’elle. Deuxièmement, c’est l’agriculture paysanne qui produit les aliments du peuple brésilien. Près de 80% des aliments consommés par les Brésiliens aujourd’hui sont produits par l’agriculture paysanne et cela, la société ne le sait pas car les médias montrent que ce qui est produit provient de l’agrobusiness alors qu’en vérité ce dernier ne produit que pour l’exportation.

Comment fixer le prix de l’alimentation au Brésil si l’on ne sait pas qui fabrique ces produits alimentaires ? La société brésilienne doit savoir cela car il n’y a rien de plus important que d’avoir une politique de souveraineté alimentaire. Le gouvernement a créé le Conseil National de Sécurité Alimentaire (CONSEA), mais en fait, les pratiques politiques sont totalement à l’opposé. Prendre des initiatives tout en ayant un modèle politique antagoniste ne suffit pas. Il importe de réduire l’investissement dédié à l’agrobusiness et de potentialiser l’agriculture paysanne avec des crédits, avec de l’assistance technique, avec le renforcement du programme d’acquisition alimentaire. Ce dernier est une initiative très importante du gouvernement au travers de la CONAB (Compagnie Nationale d(Approvisionnement) mais elle ne dispose pas de moyens et les choses s’arrêtent à mi-chemin.

Il y a des crédits mais, au moment de commercialiser, les petits agriculteurs ont des problèmes, dépendent des intermédiaires et des politiques de marché, et, en même temps, ils n’arrivent pas à accéder au marché. Pour cela la politique d’acquisition de produits alimentaires pourrait aujourd’hui jouer un rôle fondamental pour l’agriculture paysanne, mais comme le gouvernement pratique une politique économique orthodoxe, extrêmement restrictive, elle n’a pas de moyens.

CM - Et l’évaluation des politiques de réforme agraire ?

AB - La réforme agraire est un désastre, une des déceptions majeures pour le mouvement social rural. Le gouvernement a élaboré un plan national de réforme agraire et n’a même pas accompli les objectifs qu’il a lui-même établis. La réforme agraire est pratiquement arrêtée, elle avance à une allure de tortue. Ce problème est lié à la nécessité de faire une option de modèle, pas seulement pour la campagne mais aussi en ce qui concerne la politique économique, car c’est elle qui restreint aujourd’hui les avancées de la réforme agraire.

Si le gouvernement investit dans l’agrobusiness, pourquoi fait-il une réforme agraire ? Tant que le gouvernement ne rompra pas avec cela et avec la politique économique actuelle, la réforme agraire n’aura pas lieu. La société a besoin de discuter du modèle de production qu’elle souhaite car c’est elle qui va consommer, c’est elle qui va sentir les impacts environnementaux de la pollution et de la dévastation de l’Amazonie et du Cerrado. Tout cela fait partie d’un processus de discussion que nous sommes entrain de mener et d’un plan rural pour le Brésil.

CM - Quels sont les succès et problèmes de l’agriculture paysanne aujourd’hui au Brésil du point de vue du secteur productif ?

AB - Aujourd’hui, la situation est assez préoccupante car une nouvelle crise de l’agriculture paysanne tend à croître. Dans certaines régions, comme dans le Sud, il y a eu une grande sécheresse qui a provoqué de sérieux préjudices. Dans d’autres régions, il y a un sérieux problème de crise laitière. Le Ministère de l’Agriculture vient d’intensifier une politique d’exclusion des petits producteurs. Une des mesures est « l’Instruction Normative 51 » qui établit des règles pour la production industrielle de lait, que nous appelons « fouet » et qui tente d’encadrer les petits producteurs avec des normes de qualité intenables sans une politique d’investissement et d’adaptation.

Nous traversons une très grande crise sectorielle. Un exemple est le retraitement du lait en brique. Le lait en Tétrapack est parfois industrialisé 5 fois. Il a une durée de validité de 6 mois ; s’il n’est pas consommé il retourne chez l’industriel, est bouilli, reconditionné et retourne sur le marché. Et cela peut arriver jusqu’à 5 fois, ce qui mène à des briques de lait de 3 ans.

Quelle est la qualité du lait des grands producteurs ? A ce sujet, un problème sérieux dans la chaîne productive demeure, avec des subventions à ces grands producteurs qui tentent de dominer le secteur, poussant au risque près d’un million de producteurs laitiers brésiliens dont les familles tirent leur revenu mensuel de la vente de lait. Le prix a chuté de 40% en moyenne nationale durant une période d’entre-collecte où il aurait du augmenter. Nous tentons d’instaurer un dialogue avec le gouvernement et s‘il ne fait rien, nous aurons des milliers de petits agriculteurs jetés dans les favelas des villes.

CM - Quelle est la différence entre agriculture familiale et agriculture paysanne ?

AB - C’est un débat plus théorique. En vérité, ce sont des visions qui existent concernant le futur de la paysannerie. Certains théoriciens de l’université brésilienne ont développé ce concept d’agriculture familiale comme une forme destinée à sauvegarder l’agriculture comme un tout, mais ils ne croient pas à la viabilité de la paysannerie.

L’agriculture familiale apparait comme le symbole moderne d’une nouvelle congiguration, celle du paysan qui souhaite passer par un processus de changement, d’intégration avec l’agro-industrie. L’issue pour l’agriculture familiale serait alors de consolider ce changement d’une partie d’entre elle, de viabiliser la transition d’une seconde partie et d’abandonner une troisième qui resterait comme résidu social. Ce débat a surgi au début des années 90 à l’université et fut transformé par le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso, au travers de Raul Jungmann (ex-Ministre du développement agraire), en politique publique par l’intermédiaire du Pronaf (Programme de Renforcement de l’Agriculture Familiale).

Une division économique au sein de l’agriculture familiale brésilienne a été créée. Le Pronaf B pour ceux qui sont consolidés et insérés dans le marché, soit une minorité de 500 000 producteurs. Une autre partie, bénéficiaire du Pronaf C, composée de producteurs en processus de transition, qui pourraient se consolider. Et le Pronaf A reste à destination du paysan le plus pauvre, avec un financement d’assistance qui conçoit ces producteurs comme non viables et incapables de se viabiliser comme alternative productive.

Nous ne sommes pas d’accord avec ce concept, avec cette ségrégation. Nous pensons qu’il y a un autre débat qui nécessite d’être considéré car il existe toute une diversité ainsi que des spécificités économiques et sociales qui doivent être prises en compte. Nous sommes en désaccord avec la charge idéologique portée par ce concept et pour cela nous travaillons avec le concept d’agriculture paysanne qui n’a pas été créé par l’Université mais par la lutte historique. C’est un concept qui unit tout le monde. Ce concept d’agriculture familiale s’est fortifié grâce aux politiques opérées par la gestion de Fernando Henrique Cardoso. L’agriculture paysanne participe au marché mais de manière différenciée, non intégrée totalement. Un autre problème du concept de l’agriculture familiale est qu’il s’insère dans une logique de non viabilité du paysan ce qui compromet l’idée même de réforme agraire : si le paysan ne peut pas produire correctement, pourquoi faire une réforme agraire ?

Il est possible de faire de l’agriculture paysanne, il est possible de faire la réforme agraire et il est viable de développer les assentamentos, il existe de nombreuses expériences dans tout le pays. C’est une manière de créer des emplois, de distribuer les revenus et de construire un modèle durable pour le pays.


Popos recueillis par Jonas Valente - Carta Maior - 10/11/2005

Traduction : Bettina Balmer pour Autres Brésils


Notes

[1] Assentamentos : Occupations de terres légalisées


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