Une modeste expérience brésilienne pour subordonner la « loi du marché »

 | Par Olivio Dutra

Dans sa tribune « Le CPE n’est plus, reste la question de l’emploi » (Le Monde, 13 avril 2006), le député UMP Hervé Mariton utilise le gouvernement Lula pour étayer ses thèses. Réponse de Olívio Dutra traduite par Autres Brésils et envoyée au Monde.

<img691|left> Dans sa tribune « Le CPE n’est plus, reste la question de l’emploi » (Le Monde, 13 avril 2006), le député UMP Hervé Mariton a défendu le point de vue selon lequel nombre de ses collègues auraient préféré un CPE amélioré, plutôt que son retrait. Mais « on ne peut faire le bonheur des gens malgré eux », expliquait-il, en invoquant Raymond Barre, Jacques Chirac, Jean Paul II, et même Lula, qui tous n’auraient pas eu peur d’affronter la question de l’emploi des jeunes avec le réalisme économique qui s’impose. Je n’aurais pas jugé utile de réagir à ce texte, qui s’inscrit après tout dans le débat politique français, si le député de l’UMP n’avait pas cité mon nom en écrivant : « La loi du marché est comme la loi de la gravité, déclare même Olívio Dutra, ministre du président brésilien. Voilà ce qu’est le monde. » Or il s’agit là d’une citation inexacte et qui, surtout, me prête une opinion très exactement contraire à mes convictions.

En réalité, c’est lors d’une rencontre à Porto Alegre organisée par l’Institut d’études des entreprises - en septembre 1998 autant qu’il m’en souvienne -, qu’en qualité de gouverneur de l’État du Rio Grande do Sul, invité à présider l’ouverture de ce congrès des idéologues néolibéraux, j’ai déclaré textuellement ceci : « Si nous obéissions à la loi de la gravité autant que les néolibéraux veulent que nous obéissions à la loi du marché, l’homme n’aurait pas construit tant de ponts ni inventé l’avion ! Car à chaque fois que je vois décoller un avion - des tonnes d’acier ! - plein de passagers, je revis la révolte de l’homme subordonnant, par ses connaissances, par la science et par la technologie, la force de la gravité au service de l’humanité. C’est ainsi qu’il nous faut agir avec la “loi du marché”. La loi de l’offre et de la demande n’est pas une loi aveugle. Aveugles sont ceux qui s’y réfèrent pour justifier leurs privilèges, l’inégale distribution des richesses, la concentration des biens et des pouvoirs entre les mains de quelques-uns. C’est bien pour cela que la pression des mouvements sociaux pour la démocratisation de l’État, pour l’accès universel à l’éducation et pour l’appropriation solidaire et collective des découvertes scientifiques et technologiques, montre que la construction d’un nouveau monde est possible. »

En ma qualité de ministre des Villes du gouvernement brésilien de 2002 à 2005, je peux également témoigner de l’inanité de la référence néolibérale de M. Mariton à l’action du président Luis Inácio Lula da Silva, qui s’est préoccupé bien autrement du chômage des jeunes, au demeurant bien plus grave au Brésil qu’en France. Le 22 octobre 2003, reprenant notre expérience du Rio Grande do Sul (www.primeiroemprego.rs.gov.br), le gouvernement de Lula a réussi à faire voter par le Congrès national brésilien - où notre parti, le Parti des travailleurs (PT), est pourtant minoritaire - la loi 10 748 définissant le « Programme national de stimulation du premier emploi pour les jeunes » (PNPE, www.mte.gov.br/FuturoTrabalhador/primeiroemprego/), réglementé par le décret 5199 du 30 août 2004 et respectant très strictement la législation du travail conquise par les travailleurs brésiliens depuis les années 1930.

À la différence de la philosophie du CPE de M. de Villepin, nous n’admettons pas en effet que le prix de l’« égalité des chances » soit une exploitation renforcée, surtout dans un pays où subsistent des formes modernes d’esclavage que nous combattons. Le ministre du Travail de l’époque, Ricardo Berzoini (ancien secrétaire national de la Centrale unique des travailleurs (CUT) et maintenant à la tête du Parti des travailleurs (PT), n’aurait d’ailleurs pas admis que ces mesures soient prises au détriment des autres salariés : pour prétendre aux avantages fiscaux attachés au PNPE, les entrepreneurs brésiliens ont dû s’engager à maintenir un niveau d’emploi au moins égal à ce qu’il était lors de la demande de subvention -que nous avons augmentée à deux reprises- et ils ne peuvent recruter par ce canal plus de 20 % de leurs effectifs.

Notre but initial était de créer 70 000 emplois par an. Le secteur privé n’a pas toujours suivi, préférant embaucher de la main-d’œuvre qualifiée et suggérant plutôt au gouvernement de créer des postes pour les jeunes dans le secteur public. Cependant, depuis sa création et avec plusieurs améliorations, le PNPE a permis qu’entre 2004 et 2005, 62 200 jeunes soient intégrés au marché du travail tout en poursuivant leurs études. Je fais partie de ceux qui trouvent que c’est encore bien peu. Mais le PNPE, loin d’être une invention médiatique éphémère, est un programme qui s’inscrit dans la durée et dont on ne verra tous les effets que dans plusieurs années.

Un autre intérêt du PNPE, à mes yeux, est qu’il a fait l’objet d’un intense processus de participation populaire, à l’instar du budget participatif inauguré en 1988 à Porto Alegre, ville dont j’ai eu l’honneur d’être le maire, comme M. Mariton est celui de Crest (7 500 habitants) - toutes proportions gardées, car Porto Alegre est une métropole de 1,3 million d’habitants. Un processus étendu dès 1998 aux 479 municipalités du Rio Grande do Sul, lorsque notre « Front populaire » a assumé le gouvernement de cet État, et qui s’est généralisé dans nombre des 5 561 municipalités que compte le Brésil, y compris dans certaines où le PT était totalement absent du pouvoir local.

Cette participation est en effet l’un des principes fondateurs de notre conception du pouvoir démocratique : dès la création du ministère des Villes en 2002, longtemps réclamée par les organisations sociales s’occupant du logement, de la mobilité et de l’assainissement urbains, j’ai eu à cœur de convoquer un « congrès des villes », où plus de 5 000 délégués sont venus de tout le pays pour installer un Conseil national des villes, garant de la conception et de la mise en œuvre d’une politique urbaine nationale qui ne succombe pas aux artifices politiques ou publicitaires auxquels se réduisent trop souvent, dans tous les pays, des « ministères de la Ville » sans moyens.

Puisse cette modeste expérience, certes limitée et propre à la réalité brésilienne, être utile au prochain gouvernement français, quel qu’il soit, qui prendra la mesure des moyens à mobiliser pour lutter contre le chômage des jeunes et l’exclusion économique et sociale des plus démunis, véritables plaies de la politique néolibérale. L’échange d’expériences est toujours enrichissant, comme j’ai encore eu l’occasion de le vérifier en venant participer au « Forum mondial des autorités locales de périphérie » à Nanterre en mars dernier.


Par Olívio Dutra - mai 2006

Traduction : Autres Brésils


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