Une Amérique Latine en transformation (2)

 | Par Marta Harnecker

BF - Et quand cela n’arrive pas ?

Marta - Il y a un thème très compliqué pour la gauche : que faire quand il n’y a pas de candidats qui la représentent. C’est ce qui c’est passé aux dernières élections au Venezuela, où il y avait des candidats sans beaucoup d’appui, mais qui ont été imposés par le haut. Les électeurs ont protesté contre l’élection de ces candidats. Il nous faut analyser la question de l’abstention au Venezuela, qui a été importante.

BF - Important comment ?

Marta - Près de 60%. Dans le processus vénézuelien, je pense que toute la pédagogie du Président Chávez amène le peuple à grandir politiquement. Ce peuple qui est sorti dans les rues et qui est parvenu à faire revenir Chávez, sans qu’il n’y ait eu une orientation politique, et qui s’est senti protagoniste. Malgré toute la campagne médiatique contre le gouvernement. Un peuple qui, de plus, a décidé de bloquer l’information, simplement en arrêtant de regarder les télévisions de l’opposition, et d’acheter les journaux de ces groupes.

BF - Le rôle des media est donc important ?

Marta - Nous savons que la guerre actuelle est médiatique. Je rappelle toujours ce que dit Noam Chomsky : la répression est à la dictature, ce que la propagande est à la démocratie. Autrement dit, la démocratie bourgeoise peut se maintenir parce que les media convainquent les gens que ce monde est le meilleur des mondes, ils créent l’illusion avec les novelas, qui aujourd’hui sont l’opium du peuple. Au Brésil, ça me surprend toujours de voir qu’il y a beaucoup de favelas, mais que dans toutes les maisons on voit une antenne de télévision.

BF - Et comment faire face au pouvoir médiatique ?

Marta - Les forces progressistes ne peuvent pas faire face aux media bourgeois. Alors, quelle est la solution ? Notre pratique différente. Pourquoi à Porto Alegre, pendant longtemps, avec tous les media dans l’opposition, la gauche a-t-elle grandi au sein du gouvernement ? Parce qu’il y a eu une pratique politique différente et les gens la voyaient. Quand ceci arrive, il se crée une distance critique devant les messages de l’opposition.

BF - En Uruguay, outre la victoire de Tabaré Vasquez, est-il important pour la gauche d’avoir obtenu la majorité parlementaire ?

Marta - Bien sûr. Et ceci vaut pour Lula, car on ne peut pas juger les gouvernements sans une analyse de la co-relation de forces. On ne peut pas comparer le gouvernement de Chávez avec celui de Lula. Le premier, comme dit Chávez lui-même, est une voie pacifique, mais pas désarmée. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le peuple est armé ? Non. Cela signifie qu’il s’agit d’une voie pacifique, qui compte sur l’appui de la force armée institutionnelle, c’est-à-dire que la grande majorité de l’Armée appuie Chávez.

BF - Et au Brésil ?

Marta - Le gouvernement Chávez est le premier gouvernement qui pose comme bannière de son élection le changement de la règle du jeu institutionnel, car il savait qu’il avait besoin d’une nouvelle Constitution, et il a fait sa campagne électorale en demandant la convocation d’une Assemblée Constituante. Il est parvenu à changer la Constitution, puis, la co-relation de forces de l’appareil institutionnel. Lula n’est pas parvenu à cela. Même si Lula l’avait remporté avec un plus grand appui électoral que Chávez en 1998, il ne faut pas oublier que ces résultats ont été le fruit d’une grande politique d’alliances, nécessaire pour gagner dans les urnes, et encore plus nécessaire pour gouverner le pays. Le Parti des Travailleurs est en minorité dans les deux chambres du Pouvoir Législatif. A cela, il faut ajouter que le Brésil dépend beaucoup plus du capital financier international que le Venezuela, qui a du pétrole.

BF - Comment voyez-vous les différences entre le gouvernement du Venezuela et d’autres d’Amérique latine, comme le Brésil et l’Argentine, par exemple ?

Marta - Outre la co-relation de forces, le changement de la Constitution, d’une nouvelle co-relation de forces dans les institutions, et le fait de parier sur l’organisation populaire, il y a la question du pétrole. Autrement dit, le Venezuela est un pays immensément riche qui connaît une grande entrée de devises grâce à l’or noir, qui dans un premier temps, était bloquée par l’exigence de l’opposition. Aujourd’hui, avec les devises du pétrole, le Venezuela a la possibilité de ne pas dépendre des politiques du Fond Monétaire International. Ce n’est pas le cas de la plupart des pays latino-américains. D’autres pays n’ont pas la liberté économique qu’a le Venezuela.

BF - Vous critiquez les critiques de la gauche envers Lula ?

Marta - Je pense qu’il faut tenir compte de nombreux éléments, et que, parfois, la critique est un peu superficielle. Il faut créer des alternatives. J’applaudis ceux qui disent ne pas être d’accord avec ce qui se passe au Brésil mais qui reconnaissent qu’il y a un gouvernement en dispute, et que s’il n’y a pas de forces capables de faire pencher la balance, alors ça restera comme ça. Il y a une très grande responsabilité des gens qui critiquent. Etre radical ne signifie pas se prononcer en faveur de solutions plus radicales, mais créer les conditions pour faire les choses. Je me souviens des salvadoriens qui parlaient de faire une manifestation pour la paix, et qui se demandaient s’ils devaient la faire avec le drapeau du socialisme ou celui de la paix. Les plus radicaux voulaient le premier. Les autres disaient qu’avec celui de la paix, ils rassembleraient des chrétiens et des gens qui n’étaient pas socialistes. Ils ont finalement décidé de faire la marche sous le drapeau de la paix, et ils ont rassemblé une foule énorme. Tous ceux qui y ont participé en sont ressortis plus forts pour continuer la lutte. C’est bien plus radical.

BF - Alors, quel est le chemin ?

Marta - Je crois beaucoup en la construction de forces. Je dirais que c’est mon thème. L’art de la politique est celui-ci : créer des forces pour faire dans le futur ce que l’on ne peut pas faire aujourd’hui. Il y a une réflexion sur « qui est opportuniste ». Celui qui dit qu’il n’a pas de force et qui s’adapte. Le révolutionnaire est celui qui sait qu’il n’a pas de force, mais se place de manière à créer des conditions pour en avoir. Il invente, il cherche comment changer la co-relation de forces. Ce sont deux positions distinctes : l’une conformiste, opportuniste, l’autre, pour moi, révolutionnaire, celle qui travaille à la construction de forces qui permettent d’atteindre les objectifs. Ceux qui croient qu’ils sont plus de gauche parce qu’ils font des discours très à gauche se trompent. Et je dirais même plus : que celui qui veut être radical travaille à construire les forces sociales et politiques qui permettent de l’être. On lutte en créant. C’est pour cela que j’aime faire la distinction entre une gauche destructrice et une gauche constructive.

Par Mário Augusto Jakobskind(avec la participation de Beatriz Bissio)

Source : Brasil de Fato, édition du 30 décembre 2004 au 5 janvier 2005

Traduit du brésilien par Isabelle Dos Reis

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