UPP : la criminalité comme maladie et la barrière de caste

 | Par Gabriel Bayarri

Source : Outras Palavras - 09/06/2015
Traduction pour Autres Brésils : Caroline SORDIA
(Relecture : Anne-Laure BONVALOT)

Dans les favelas, la police contribue au maintien de dichotomies comme le « bien » et le « mal », la « terre » et l’« asphalte » [1], ce qui participe à la stigmatisation et à la tentative d’homogénéisation de la population.

Illustration : Alberto Costa

La stratégie d’occupation permanente des favelas (UPP [2]), rapidement convertie en capital politique, est conduite par le gouvernement de l’État de Rio [par opposition à l’État fédéral, NdT]. Par le biais du Secrétariat d’État à la sécurité publique, elle impose à la police militaire d’investir davantage dans d’autres types d’action, comme la médiation des conflits, la prévention de la violence, le fonctionnement en réseau ou le rapprochement avec les habitant-e-s de la favela [1].

Entre autres caractéristiques, l’adoption de ce modèle de police communautaire se fonde sur le principe de prévention des conflits pour maintenir l’« harmonie », l’ordre social, en vertu de la croyance selon laquelle le désordre urbain entrave l’intégration des habitant-e-s dans les espaces publics locaux. Dans ce modèle de sécurité, tou-te-s les habitant-e-s des favelas « pacifiées » se muent en criminels potentiels et chaque délit mineur attente potentiellement à la qualité de vie, puisqu’il engendre une manifestation possible du désordre, menaçant la « paix » établie par la violence [2]. Les politiques publiques de sécurité ont traditionnellement été appliquées en vue de domestiquer / pacifier les conflits [3], ce qui présuppose la suppression des conflits via l’interposition autoritaire de l’État [4].

Dans cette culture de contrôle et de prévention de la criminalité, la figure de l’« ancien criminel » n’existe pas. Les UPP, en intégrant le concept de « pacification », symbolisent la reformulation de la politique de guerre contre la criminalité [5]. Une fois le crime commis, une barrière de stigmatisation s’établit, qui enferme le criminel coupable de désordre, et empêche d’envisager sa réinsertion parmi les membres « normaux » de la favela. En outre, cette stigmatisation vise délibérément les petits « carteiristas  » [voleurs à la sauvette, NdT], que ce modèle de prévention du désordre convertit en potentiels assassins ou cambrioleurs de banque, faisant d’eux la racine des maux de la favela. Il n’est pas de crime sans victime, et c’est ainsi que se forgent l’idée de « victime collective » ainsi que la barrière entre « nous » (les innocents) et « eux » (les dangereux) [5]. Dans ce système de classification, on finit par admettre que la déviance par rapport à un comportement normalisé empêche la personne stigmatisée de se convertir en citoyen authentique : c’est à la police militaire qu’il revient de hiérarchiser la dignité des un-e-s et des autres à travers la distinction entre « humains » (et donc citoyens) et inhumains, faute de substance morale digne [6].

Pour prévenir le désordre, la logique de la police militaire est de considérer les criminels comme des sujets rationnels capables de prendre des décisions fondées sur la connaissance des lois, les conséquences de leurs actes et toute une série de savoirs théoriquement assimilés par tou-te-s et qui octroient au criminel une capacité de choix dans ses actes. Cette logique, employée par les militaires, présuppose que l’enfant drogué à la colle en a fait le choix personnel, que le gardien de la « boca de fumo » [point de vente du narcotrafic, NdT] l’est par choix personnel, que la contrebande de fusils de fabrication étrangère est un choix personnel, tout comme la prostitution. Par conséquent, avoir fait « le mauvais choix » mérite une punition fondée sur des arguments et des valeurs moralistes ; mais sans que cela présuppose, à la base, la construction d’un système de garanties sociales.

Il faut souligner que le modèle de police communautaire mis en œuvre dans la politique de sécurité de Rio de Janeiro a été critiqué pour la stratégie implicite de contrôle social qui s’y dessine, avec pour priorité la construction d’un modèle de « ville-commodité » [3], où la commercialisation adéquate pour un public international nécessite le packaging de la pacification, renforçant le contrôle de la vie locale [4]. L’UPP gère et assume les modèles de déviance produits par son intervention. La conception qu’a l’UPP du terme déviance est d’ordre « statistique » [7]. Cette conception est problématique, car avoir une déficience physique ne signifie pas transgresser une règle. « C’est une question statistique, les Noirs pauvres des favelas sont ceux qui commettent le plus de crimes », affirme un soldat.

La pensée scientifique prend en considération la déviance d’ordre pathologique : la déviance comme maladie. Dans l’ordre pathologique, les symptômes d’une maladie comme une simple cicatrice sur la peau sont considérés de la même manière que l’homosexualité ou l’addiction aux drogues. Dans cet ordre pathologique se justifient des concepts comme l’« ordre » et la « propreté », caractéristiques du discours militaire, tel qu’on l’a vu dans les camps de concentration nazis [7]. Il est intéressant de mettre cette idée en relation avec la question de l’ordre, de la prévention du désordre, et donc celle de la focalisation sur le « potentiel déviant », automatiquement criminalisé. La notion de « propreté » est récurrente dans la manière dont la police militaire se réfère aux trafiquants – dont les familles sont, de par leur héritage génétique, porteuses d’un « stigmate sanguin » – et à l’appartenance à la famille d’un trafiquant, puisque la « saleté » est adjointe à la catégorie « maladie », d’ordre psychologique ou social, et peut être potentiellement stigmatisante et raciste. « Nous savons qui ils sont selon le degré de parenté avec un trafiquant », affirme fièrement un autre soldat.

Comme dans l’expression américaine « one drop rule » [8] — qui signifie qu’une seule goutte de sang suffit à faire de quelqu’un un nègre, telle une composante biologisante qui justifierait la division raciale —, dans les favelas pacifiées s’applique une « one drop rule » relative à la parenté, en vertu de laquelle toutes les familles de trafiquants se retrouvent également criminalisées. Or il faut prendre en compte la concentration des familles dans la structure de parenté ; en raison de l’exclusion sociale produite par les villes, ces familles s’accumulent dans les morros [3]. Ainsi, la généralisation de la criminalisation à travers la « one drop rule » concourt à stigmatiser tou-te-s les habitant-e-s des favelas.

La présence de « bocas de fumo » dans certaines favelas distille cette image concrète dans toute la favela, de sorte que se construit un imaginaire du territoire comme vaste espace de crime produit de manière homogène. Devant cette construction de la criminalisation spatiale, les politiques publiques elles-mêmes, issues de cet imaginaire, réagissent face à lui de manière uniforme dans tous les territoires, dans toutes les favelas, ce qui rend la notion de « favela  » problématique en termes d’application d’une politique homogène. En effet, tout endroit dont l’État est absent, mais dans lequel le trafic armé est présent, sera automatiquement une favela, pareille aux autres et traitée avec la même rigidité, sans flexibilité qui prenne en considération les différentes réalités sociales de chacune. Ainsi, le terme « favela  » englobe des réalités, des échelles et des populations diverses, bien que la politique de sécurité des UPP y soit aveugle, et réduise son système classificatoire à une essentialisation, envisageant la favela comme un espace où vivent « des pauvres, criminels potentiels » [9].

De la sorte, la favela s’érige comme un espace où se concentrent et sont gérés les conflits les plus stigmatisés, où, cernés, ils peuvent faire l’objet d’une politique étatique de sécurité renforcée. La création d’une frontière entre les espaces, désignés par les catégories naturalistes d’« asphalte » et de « terre », génère une barrière de caste. Celle-ci construit un groupe minoritaire d’exclus qui se retrouvent déshumanisés par manque d’attention de la part de l’État [6] ; ce dernier abandonne sa propre police militaire devant la favela en une intervention / opération incomplète, sans ressources pour installer correctement des services sociaux. Ainsi, comme pour l’esclavage, la marque raciale est l’une des formes visibles de la déshumanisation de la favela noire, rendant inévitable le débat sur le racisme et la démocratie raciale au Brésil. En établissant un ensemble de codes sociaux légaux qui séparent en termes de sécurité publique la favela de l’asphalte, la favela noire étant le résultat d’une ségrégation historique, on impose une distance symbolique entre non favelados et favelados, entre Blancs et Noirs, comme dans un système à la Jim Crow [4], rendu effectif dans l’espace public [10]. Le maintien d’une frontière avec la favela s’apparente par conséquent au maintien d’une frontière « de couleur ». Cette frontière, régie par des intérêts concrets, institutionnalise la ségrégation résidentielle qui concentre de vastes segments de la société dans des « zones homogènes » [11].

Dans une structure de signifiants constamment resignifiée par le biais de la pacification, l’UPP est génératrice de multiples ambiguïtés entre les structures préexistantes dans les favelas pacifiées et celles qui leur succèdent [12]. Il est ainsi démontré que la pacification se fonde sur une institution prisonnière d’une culture militaire répressive et punitive, mais aussi d’intérêts institutionnels étatiques. C’est en renversant les logiques, à savoir en pacifiant en premier lieu l’État, que l’on pourra obtenir une paix authentique et durable, libérée de ses ambiguïtés structurelles.

RÉFÉRENCES

[1] MONTEIRO, Fabiano Dias ; MALANQUINI, Lidiane. « Sobre Soldados e Gansos : Uma aproximação acerca da percepção policial sobre a atuação em UPPs ». Travail présenté lors de la 28ème rencontre brésilienne d’anthropologie. São Paulo, Brésil, 2012.
[2] BAYARRI, Gabriel. Entretien avec Luiz Eduardo Soares. In : Brasil con Ñ, blog de la Folha de São Paulo, 2014.
[3] KANT DE LIMA, Roberto. « Sensibilidades jurídicas, saber e poder : bases culturais de alguns aspectos do direito brasileiro em uma perspectiva comparada ». Anuário Antropológico, 2010.
[4] MIRANDA, A. P. M. et R. C. Dirk (2010), « Análise da construção de registros estatísticos policiais no Estado do Rio de Janeiro », in R. Kant de Lima et al. (éd.), Conflitos, direitos e moralidades em perspectiva comparada, Rio de Janeiro, Garamond, II, 2010.
[5] GARLAND, David. A cultura do controle : crime e ordem social na sociedade contemporânea. Rio de Janeiro : Revan, 2008 [édition originale : The Culture of Control : Crime and Social Order in Contemporary Society, University of Chicago Press, 2001. Recension en anglais par Bryan Hogeveen pour le Canadian Journal of Sociology Online, mars-avril 2003].
[6] CARDOSO DE OLIVEIRA, L. R. . « Existe Violência Sem Agressão Moral ? ». Revista Brasileira de Ciências Sociais, v. 23, p. 135-146, 2008.
[7] BECKER, Howard. Outsiders : estudos de sociologia do desvio. Rio de Janeiro : Éd. Jorge Zahar, 2008 [traduction française par Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie : Outsiders. Études de sociologie de la déviance, éd. Métailié, Paris, 1985 (éd. Originale 1963)].
[8] WACQUANT, Loïc. « A prisão como substituta do gueto ». In : Punir os Pobres : a nova gestão da miséria nos Estados Unidos, a onda punitiva. Rio de Janeiro : Revan, 2013, pp. 331-349 [traduction française : « La prison comme substitut du ghetto : la nouvelle "institution particulière" de l’Amérique », Philosophie, Critique, Littérature, 24, octobre 2000, pp. 17-33. Version originale en anglais disponible sur son site].
[9] MISSE, Michel. « Crime, sujeito e sujeição criminal : aspectos de uma contribuição analítica sobre a categoria “bandido” ». In : Lua Nova, São Paulo, 2010.
[10] MOTA, Fabio Reis ; SILVA, Sabrina Souza da ; OVALLE, Luiza. « Sentidos de Justiça e moralidades investidas : uma etnografia da abordagem policial e a filtragem racial ». ANPOCS, 2014.
[11] COELHO, Edmundo Campos. « A criminalização da marginalidade e a marginalização da criminalidade ». In : Revista de Administração Pública, vol. 12, n. 2, 1978.
[12] SAHLINS, Marshall. Ilhas de História. Rio de Janeiro : Éd Zahar, 1990 [traduction française par un collectif de l’EHESS sous la direction de Jacques Revel : Des îles dans l’Histoire, éd. Gallimard - le Seuil, « Hautes études », 1989].

Notes de la traduction

[1Terme qui par métonymie désigne la ville (asphaltée) par opposition à la favela (aux chemins de terre). Pour aller plus loin, voir le dossier de la revue Brésil(s) sur les hétérotopies urbaines, n°3, 2013.

[2Les UPP ou Unités de police pacificatrice sont des polices communautaires ayant pour objectif de démanteler les réseaux criminels qui contrôlent les favelas. Voir sur Autres Brésils l’article « Violence légalisée ».

[3Morros. mornes ou collines sur lesquelles sont reléguées les favelas, et qui par métonymie les désignent.

[4Jim Crow. Ensemble de lois de ségrégation raciale, en vigueur dans le Sud des États-Unis de la fin du XIXème siècle au milieu des années 1960.

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