Transcription de l’intervention de Frei Betto lors de « Brésil en Mouvements » (2005)

 | Par Frei Betto

Carlos Alberto Libânio Christo, ou Frei Betto, est dominicain et écrivain, auteur de nombreux livres et essais, entre autres de Típicos Tipos, qui a obtenu le prix Jabuti en 2005. Il a été conseiller spécial de Lula en 2003-2004. La valeur de son témoignage est renforcée par la persécution qu’il a personnellement vécue sous le gouvernement militaire (1964-83). Engagé en 1969 dans la lutte armée aux côtés de Carlos Marighella et prisonnier pendant cinq ans, à sa libération en 1974, il fonde la Pastorale ouvrière puis la Pastorale de la terre, qui seront des pépinières de cadres du nouveau syndicalisme brésilien (CUT), du Parti des travailleurs (PT) et du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST).

Le Brésil est mieux avec Lula que sans

<img360|left> Tout d’abord je vais répondre à une question qu’on me fait souvent : pourquoi j’ai quitté le gouvernement ?
Pendant les années de prison au Brésil, il y avait quelque chose de très bien : je pouvais parler mal du gouvernement, je ne risquais pas d’être arrêté. Etre au gouvernement présente un gros inconvénient : je ne peux pas en dire du mal en public.

J’ai commencé à être en désaccord avec la politique économique du gouvernement Lula. Il est arrivé un moment où j’étais sans argument pour la défendre en public. Et c’est pour ça que j’ai démissionné du gouvernement. Mais je continue à penser que le Brésil est mieux avec Lula que sans. Et l’année prochaine je ferai tout pour sa réélection.

Lula est arrivé au gouvernement, pas au pouvoir

Pour comprendre le gouvernement Lula il faut des lunettes avec deux sortes de verres. Tout d’abord, Lula est arrivé au gouvernement, pas au pouvoir. En Amérique latine, il y a eu beaucoup de cas d’hommes qui étaient arrivés au gouvernement et qui se trompaient en pensant qu’ils avaient le pouvoir. João Goulart au Brésil, Allende au Chili, les Sandinistes au Nicaragua. Et le pouvoir leur a montré qu’ils n’avaient pas autant de pouvoir qu’ils le pensaient.

Ensuite, Lula a gagné une élection, il n’a pas fait la révolution. Et beaucoup attendent de Lula ce qu’on pouvait attendre de Fidel Castro le 1er janvier 1959. Le gouvernement Lula possédait à peine 30% du Congrès National. Et le système républicain brésilien est très différent du système français. Ici, par exemple, les préfets de région sont nommés par le Président de la République. Au Brésil, à chaque pas que veut faire le président, il a devant lui les gouverneurs d’Etat et les maires des villes. Et le grand paradoxe de cet exécutif progressiste, c’est un congrès majoritairement conservateur et un système judiciaire réactionnaire.

Je pourrais donner beaucoup d’exemples pour montrer comment ces contradictions rendent le gouvernement difficile au Brésil. De nombreuses fois, le gouvernement, pouvoir exécutif, désapproprie une fazenda, puis le pouvoir judiciaire le contredit. Depuis début 2004 il y a un projet du gouvernement, pouvoir exécutif, au Congrès qui dit qu’une ferme où l’on trouve du travail esclave sera automatiquement désappropriée pour la réforme agraire. Ca parait évident, non ? Jusqu’à aujourd’hui, le Congrès n’a pas discuté ce projet car la force des élus liés aux grands propriétaires terriens est trop forte.

La droite n’a pas réussi à déstabiliser le gouvernement Lula par le biais économique, car Lula a surpris la droite, il l’a surprise en bien en faisant une politique économique néolibérale avec un excédent budgétaire supérieur aux exigences du FMI. Pour que vous ayez une petite idée : l’année dernière, le Brésil a donné à ses créditeurs 124 milliards de R$. Et il ne lui restait plus que 12 milliards pour ses nouveaux investissements. Cette année, c’est encore le cas sauf que le Brésil devra donner 150 milliards de R$. Donc c’est une politique économique qui favorise le système financier, qui empêche le développement et qui réduit la sécurité sociale des plus pauvres.

C’est avant tout un gouvernement qui a des difficultés à trouver des ressources pour financer ses programmes sociaux. Donc la droite tente de déstabiliser le gouvernement Lula en s’attaquant à ce que le parti de Lula avait de plus fondateur dans son identité : l’éthique.

Le pire problème en Amérique latine, c’est quand la gauche prend la droite comme exemple

Je ne crois pas que toutes les accusations soient fausses. Mais jusqu’à preuve du contraire, je ne crois pas non plus que toutes ces accusations soient vraies. Je crois en effet qu’à l’intérieur du parti, un secteur a décidé d’être très pragmatique en politique. Le pire problème en Amérique Latine, c’est quand la gauche prend la droite comme exemple. Et je crois que certains compagnons ont voulu faciliter le gouvernement en adoptant des méthodes de droite. Et maintenant la droite dénonce le PT pour ça. Mais je suis convaincu que Lula est en dehors de cette histoire et qu’il a été trahi par ceux qui ont utilisé ce pragmatisme. Et c’est pourquoi cette semaine il a pris des mesures drastiques. Il a obligé le PT à soutenir une commission d’enquête parlementaire. Le PT ne voulait pas appuyer cette initiative. Il a obligé les principaux dirigeants du PT à démissionner. Il a demandé à Tarso Genro de démissionner du ministère de l’éducation pour être le nouveau président national du PT. Il a nommé Luiz Marino, président de la CUT, Centrale Unique des Travailleurs, principal syndicat brésilien, ministre du travail. Il n’a pas cherché un cadre du parti, même si Luiz Marino est au PT. Je pense qu’avec ce processus, il y a encore une chance de s’en sortir. Malgré sa politique économique, ce n’est pas intéressant pour l’élite brésilienne que Lula continue à être président de la République, ce n’est pas non plus le souhait de la Maison blanche. Les élections auront lieu l’année prochaine et Lula n’a encore aucun concurrent capable de le menacer.

Notre lutte n’est pas de prendre des vies mais d’en sauver. Ma guerre c’est Faim Zéro

Le meilleur du gouvernement Lula c’est sa politique extérieure : la restauration du Mercosur, la valorisation du groupe andin, la défense de Hugo Chavez au Venezuela, la défense de la réintégration de Cuba dans les organismes multilatéraux, le refus de la Zone de Libre Echange des Amériques [ZLEA ou ALCA], la recomposition du groupe des non alignés des pays les pauvres du monde contre l’OMC, l’ouverture de voies commerciales avec le monde arabe et l’axe Brésil-Afrique du Sud-Inde-Chine. Tous ces éléments gênent la Maison blanche.

Il ne faut pas oublier non plus que le Brésil a condamné l’intervention américaine en Irak. En décembre 2002, Bush a demandé à Lula quelle serait la position du Brésil si les Etats-Unis intervenaient en Irak et Lula lui a répondu : « Notre lutte n’est pas de prendre des vies mais d’en sauver. Ma guerre c’est Faim Zéro ». Ensuite le Brésil a officiellement condamné l’intervention américaine en Irak.

Ceux qui connaissent, qui sont latinoaméricains, savent que la norme est l’instabilité. Il faut se méfier quand les choses sont trop calmes, car l’Histoire de l’Amérique latine est une Histoire cyclique basée sur des démocraties représentatives non participatives et des dictatures, mais il y a un nouveau facteur : pour la première fois, la société civile organisée ne se met pas en dehors du système politique. Elle rentre chaque fois plus dans le système politique pour disputer des espaces de pouvoir. C’est la nouvelle géographie politique de l’Amérique latine et, pour la première fois, des mouvements populaires deviennent des protagonistes politiques et cela crée une alternative de pouvoir préoccupante pour le système.

Même si Lula a une politique économique néolibérale, il n’est pas encore en confiance dans le système. Tout simplement parce que ses propositions sociales sont très osées même si je ne sais pas comment il va résoudre cette équation. Lula a de nouveau promis qu’il allait faire la réforme agraire, le programme Faim Zéro marche assez bien, il pourrait aller mieux mais il marche assez bien. Aujourd’hui sept millions de familles en bénéficient à travers un programme de redistribution de richesses mais le gouvernement n’a pas encore réussi à mettre en place des politiques de changements structurels. Les changements qui ont lieu se font pour l’instant dans le cadre de politiques compensatoires. Je crois tout de même que ces politiques compensatoires ont une grande force et une signification politique car là où arrivent l’économie solidaire, le micro crédit, le programme Faim Zéro, les coopératives, il y a une croissance de la conscience et de l’organisation populaire.

Je crois que c’est le grand paradoxe aujourd’hui au Brésil : un pays avec un réseau de mouvements sociaux extrêmement organisé et représentatif, et, en même temps, un gouvernement qui a été élu par ce réseau et qui a tenté de faire un pacte social impossible dans un pays avec autant d’inégalités. Entre l’abîme qui sépare les riches et les pauvres, Lula essaie de traverser en marchant sur un fil. S’il réussira, seul l’avenir peut nous le dire.

Paris - 10 juillet 2005


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