Synchronie et transformation

 | Par José Luís Fiori

Source : Outras Palavras - 24/09/15
Traduction pour Autres Brésils : Roger GUILLOUX
(Relecture : Regina PIZZOTTI)

Passons à l’offensive dès maintenant et ne restons pas sur la défensive car la défensive serait, de fait, la victoire de ces forces réactionnaires qui aujourd’hui s’attaquent au peuple brésilien.

José Serra, lors d’une déclaration en direct à la Radio Nationale, dans la matinée du 1er avril 1964 [1].

Malgré son apparente instabilité, l’histoire politique de l’Amérique du Sud présente une surprenante régularité ou « synchronie pendulaire ». Certains l’attribuent au hasard, d’autres à la conspiration politique et, la grande majorité, aux cycles et aux crises économiques. Mais dans la pratique, tout commence toujours dans une partie de ce continent et se répand ensuite comme une trainée de poudre, provoquant des ruptures et des changements semblables dans les principaux pays de la région. Cette convergence est apparue au moment de l’accession à l’indépendance et les guerres d’unification des États sud-américains mais elle a acquis une forme de plus en plus nette et « pendulaire » au cours du XXème siècle.

C’est ainsi que dans les années 30, des ruptures de type autoritariste se sont répétées et multipliées dans tout le continent. De la même manière que, durant les années 40, presque tout le continent a opté, de manière simultanée pour un système démocratique qui a duré jusqu’aux années 60 et 70, lorsqu’une série de crises et de coups d’État militaires a mis en place des régimes dictatoriaux qui se sont maintenus jusque dans les années 80, quand l’Amérique du Sud a repris le chemin de la redémocratisation. Mais maintenant à nouveau, dans cette deuxième décade du XXIème siècle, une nouvelle rupture ou une inflexion antidémocratique se produit, à l’exemple de ce qui est arrivé au Paraguay avec la déposition, par le Parlement et/ou le pouvoir judiciaire, du Président démocratiquement élu.

A l’heure actuelle, même l’observateur le plus distrait s’est déjà rendu compte de cette répétition en marche dans plusieurs pays du continent, avec les mêmes acteurs, la même rhétorique et les mêmes tactiques et manières de faire. Mais, dans le cas du Brésil, à ces mêmes signaux, s’ajoute un processus de décomposition accélérée du système politique, avec la désintégration de ses partis et de leurs programmes politiques qui se voient remplacés par de véritables bandes enragées et vindicatives, dirigées par des personnages qui sont presque tous d’une grande médiocrité, ignorants et corrompus et qui se maintiennent unis par le seul objectif qui leur est commun, celui de détruire et renverser un gouvernement fragile et aux abois.

Mais il n’est pas inévitable que l’histoire se répète. Et il est même possible de résister, de lutter pour inverser cette situation, en commençant par essayer de comprendre que cette crise actuelle existe réellement. Mais en même temps, qu’elle cache une impasse stratégique de très grande ampleur et gravité à laquelle le pays se trouve confronté et ceci n’apparaît pas dans la rhétorique de l’opposition – ni, non plus, dans celle du gouvernement. Actuellement, très précisément, le monde passe par une transformation géopolitique et géo-économique gigantesque et ses répercutions détermineront les chemins et les opportunités du XXIème siècle. Et au même moment, la société brésilienne sent et vit l’épuisement complet de ses deux grands projets traditionnels, le projet libéral et celui de la politique de développement. C’est pour cela que les déclarations positives du gouvernement aussi bien que de l’opposition sonnent si dépassées, si vides et sans aucun impact.

Le monde bipolaire de la guerre froide a pris fin il y a longtemps mais c’est aussi le cas du projet multipolaire qui s’était présenté comme une alternative au début du XXIème siècle. Ce changement est en cours depuis un certain temps mais il a véritablement pris forme lors de la réunion des BRICS, dans la ville d’Ufa en Russie, en juillet 2015 et tout de suite après, lors de la réunion de l’Organisation de Coopération de Shanghai (qui peut déjà compter sur l’adhésion – en tant qu’observateurs – de l’Inde, l’Iran et la Mongolie) configurant ainsi une nouvelle bipolarité globale entre régions et civilisations et non pas entre pays d’une même culture européenne et occidentale. C’est dans ce contexte que l’on doit situer et comprendre la collaboration militaire croissante entre la Russie et la Chine, la nouvelle « guerre froide » de l’Ukraine, le rapprochement des USA avec Cuba et l’Iran ainsi que nombre de mouvements en plein développement dans le monde entier.

C’est ainsi qu’il faut également comprendre l’extension de l’impact mondial de la crise de la Bourse de Shanghai et le fait qu’elle signale qu’un changement de stratégie nationale et internationale est en cours en Chine et que celui-ci implique également la volonté de ce pays d’entrer dans la lutte – sur le long terme – pour la suprématie monétaire et financière au niveau de la planète. La même prétention et la même lutte qui ont déjà fait tomber plusieurs autres candidats au cours de ces trois derniers siècles. Mais, quel que soit le résultat de cette lutte, ce qui se passe en réalité, c’est que le monde est en marche vers une situation entièrement nouvelle et inconnue et le Brésil doit se repenser dans le chemin qui conduit à ces lendemains.

Dans ce contexte, il est presque ridicule d’attribuer uniquement au fisc la cause ou la solution de l’impasse brésilienne et aussi absurde de réduire la discussion sur l’avenir du Brésil à un débat macro-économique ou sur un agenda rabiboché précipitamment se résumant à de vieilles revendications libérales et entrepreneuriales, dispersées et déconnectées. Le Brésil vit un moment et une occasion unique de se « réinventer », redéfinissant et renégociant ses grands objectifs et sa stratégie propre de construction de son avenir et de son insertion internationale, les yeux fixés sur le XXIème siècle.

Même ainsi, en ce moment d’extrême violence et d’irrationalité, si le Brésil réussit à vaincre et à dépasser d’une manière démocratique la crise actuelle, il aura déjà fait un grand pas en avant vers un avenir qui soit au moins démocratique. Mais prenons garde, car ce pas ne sera accompli que si le gouvernement et les forces qui le soutiennent, passent à l’offensive, en commençant par l’explicitation de leurs nouveaux objectifs et de leur nouvelle stratégie, étant donné que leur programme de campagne est devenu caduc. Aujourd’hui comme autrefois, la simple posture défensive « sera en réalité la victoire des forces réactionnaires qui aujourd’hui s’attaquent au peuple brésilien. »

Notes de la traduction :

[1Le rappel de la déclaration de José Serra a une double finalité : d’une part, dire que ce mot d’ordre est toujours d’actualité et, d’autre part, rappeler que l’auteur de cette déclaration, politicien de gauche au moment du coup d’État militaire, est devenu l’un des principaux chantres du néolibéralisme au Brésil !

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