Pourquoi le Brésil forme des médecins pour l’élite

 | Par José Coutinho Júnior

Source : Outras Palavras - 09/06/2015
Traduction pour Autres Brésils : Anne-Laure BONVALOT
(Relecture : Caroline SORDIA)

Une enquête révèle que dans les formations publiques de médecine, la majorité des étudiants sont des Blancs issus des classes les plus aisées. Une fois formés, la plupart d’entre eux tourne le dos à ceux-là mêmes qui ont financé leurs études.

Des femmes, jeunes, blanches, vivant chez leurs parents, n’ayant jamais travaillé et ayant toujours étudié dans des écoles privées : voilà le profil de la majorité des étudiants tout juste sortis des facultés de médecine de l’État de São Paulo, selon un recensement du Conseil Régional de Médecine de São Paulo (CREMESP). L’enquête est encore en cours de finalisation, mais les premiers résultats ont été divulgués par le président du Conseil, Bráulio Luna Filho, lors d’un séminaire sur la santé organisé par le grand quotidien Folha de S. Paulo.

Les données, si elles concernent São Paulo, correspondent toutefois à la réalité nationale du profil des jeunes médecins, qui est à peu près le même dans tout le pays. En 2013, un questionnaire de l’Examen National sur les Compétences des Étudiants (ENADE) a établi que 56,1% des candidats étaient des femmes, 33,9% d’entre elles ayant entre 25 et 29 ans.

Sur l’ensemble des étudiants interrogés, on compte 73,6% de Blancs, contre 21,3% de Mulâtres et de Métis. Quant à ceux qui ont déclaré être Noirs, ils ne représentent déjà plus que 2,3% des enquêtés. Enfin, 2,3% des étudiants ont déclaré être d’origine orientale et 0,4% ont dit être Indigènes ou d’origine indigène.

L’enquête de l’ENADE indique également que la plupart des étudiants en médecine ont un quotient familial équivalent à dix à trente fois le salaire minimum (entre 6.780,01 et 20.340,00 Réaux). De plus, en répondant au questionnaire, 84% des étudiants se sont reconnus dans l’affirmation suivante : « je n’ai pas de revenus propres et mes dépenses sont financées par ma famille ou par d’autres personnes ».

Afin de comprendre les défis qu’implique cette élitisation des médecins formés au Brésil, l’équipe de Brasil de Fato s’est entretenue avec des professionnels de santé.

D’après le professeur Mário Scheffer, du Département de Médecine Préventive de l’Université de São Paulo (USP), ce profil sociologique correspond à une élitisation de l’enseignement supérieur dans son ensemble. « Dans d’autres cursus très prisés, on retrouve le même genre de profil. La circonstance aggravante dans le cas de la médecine, c’est qu’il s’agit d’études particulièrement chères, auxquelles les personnes aux revenus les plus modestes ne parviennent pas à accéder via des programmes sociaux comme le FIES [Financement Étudiant] ou le PROUNI [Programme Université pour Tous] dans les mêmes proportions que les autres, et ce à cause d’un coût mensuel élevé », a-t-il souligné.

Le médecin de famille et superviseur du programme Mais Médicos (Plus de médecins), Renato Penha, déclare ne pas être surpris par ces chiffres. « Il est rare de rencontrer des gens qui travaillent et suivent des études de médecine en même temps, tant la charge horaire de ce cursus est lourde, ce qui limite l’accès des plus pauvres. D’autres catégories, comme les Indiens ou les Noirs, sont peu représentées à cause d’une forte concurrence, et ce malgré la politique de quotas », a-t-il estimé.

Pour sa part, Scheffer se montre plus réservé : ce profil sociologique des jeunes médecins, s’il fait de l’exercice de la médecine l’apanage d’une catégorie sociale bien précise, n’est pas l’unique responsable de l’élitisation du secteur. « On ne peut pas généraliser. Près de 75% des jeunes médecins travaillent au sein du Système Unique de Santé (SUS), qui continue d’être le plus grand employeur de médecins du pays. Évidemment, il y a des médecins qui travaillent uniquement dans des structures privées, mais nombre d’entre eux évoluent dans les deux types de structures », a-t-il nuancé.

Formation au marché

Au Brésil, cependant, le type de formation proposé par les facultés de médecine est plutôt technique, largement orienté selon les logiques du marché, les spécialisations les plus rentables étant majoritairement choisies par les étudiants. C’est l’avis de Joana Carvalho, médecin de famille à Rio de Janeiro et directrice de recherches au sein de la spécialité « Santé de la Famille ».

« Aujourd’hui, dans les universités, le programme de médecine est peu en prise sur les soins de santé primaire, qui sont la mission privilégiée de la spécialité “Santé de la Famille”. Les étudiants en ignorent l’existence et adoptent pourtant un discours de sens commun, relayé par les médecins eux-mêmes, selon lequel la santé publique serait inférieure, réservée aux pauvres, à ceux qui n’ont pas les moyens de payer pour un service de santé de qualité. Pour en finir avec ce type de préjugés, il faut que ces thématiques soit davantage présentes tout au long de la formation des médecins », a-t-elle déclaré.

Penha estime qu’il faut également endiguer l’influence que l’initiative privée exerce sur la santé publique. « L’objectif principal est pour nous de réussir à concrétiser une politique de santé publique de qualité et de réguler la logique du marché. Pour construire un système public et universel, nous avons besoin de gens qui travaillent en son sein, qui soient dévoués à sa cause. Aujourd’hui, malgré l’existence d’une formation dans la sphère publique, le discours du privé a beaucoup de poids, qui tend à privilégier des spécialisations éloignées du social », a-t-il critiqué.

Scheffer s’accorde à dire que le programme de médecine doit être en prise directe sur la société. « Vingt-mille médecins sont formés chaque année. Le cursus doit former des professionnels ayant un profil adapté au social, afin d’atteindre des endroits reculés dans lesquels le manque de médecins est patent. Et cela, nous ne pouvons y parvenir qu’avec l’aide de politiques de santé publique visant à la rémunération et à la valorisation de ces médecins », a-t-il affirmé.

Mais Médicos

Le programme Mais Médicos, outre qu’il permet d’envoyer des médecins dans des régions reculées qui en sont dépourvues, propose des mesures qui ont pour but d’infléchir l’actuelle logique de la formation en médecine au niveau national. L’une des cibles privilégiées du changement sont les lignes directrices des programmes de médecine, l’idée étant de mettre davantage l’accent sur les soins de santé primaire et de favoriser l’ouverture de nouveaux cursus et la création de nouvelles places en faculté.

D’après Renato Penha, les actions de Mais Médicos sont susceptibles de constituer un début de structuration d’un système public efficace. « Nous avons des difficultés à structurer notre système public de santé pour qu’une fois formés, les professionnels y demeurent actifs. Nous aurons beau mettre en place toutes les initiatives possibles et imaginables, si nous ne changeons pas cela, nous n’avancerons pas », a-t-il estimé.

En accord avec le Ministère de la Santé, le programme a pour objectif de créer 11 500 nouvelles places en faculté de médecine et 12 400 places en internat, au sein des aires prioritaires du Système Unique de Santé (SUS), et ce jusqu’en 2018.

Suivant ces directives, le Ministère de l’Éducation (MEC) a émis début avril un décret proposant de créer plus de 1 800 places en médecine dans les universités privées de vingt-deux villes situées dans huit États des régions Nord, Nord-Est et Centre-Ouest. Ainsi, le décret prévoit que les régions dans lesquelles l’Indice de Développement Humain (IDH) est le plus faible et qui présentent de forts taux d’inégalités sociales seront prises en compte.

Scheffer mise sur la modification des programmes comme moyen pour que davantage de professionnels pratiquent une médecine sociale. « Donner à des médecins l’envie de s’établir dans des lieux reculés est une difficulté présente dans tous les pays, il n’existe pas de formule unique pour résoudre le problème. D’autres pays ont déjà tout essayé : augmentation des salaires, embauche de médecins étrangers, octroi d’un bonus financier... Mais les pays qui ont eu le plus de succès sont ceux qui se sont attaqués à la formation elle-même, afin que les médecins s’intéressent davantage à une pratique sociale de la médecine », a-t-il relevé.

Pour Joana Carvalho, la mesure est positive. « L’action immédiate consistant à attirer des médecins est importante, mais seule une action à long terme, visant à former plus de médecins et à changer le type de spécialisation, en rendant l’internat obligatoire pour tous les étudiants, peut enrayer cette logique de spécialisation en fonction des intérêts particuliers, sans que ne soient pris en compte les besoins de la population », conclue-t-elle.

Intériorisation

Pour Scheffer, la création de nouvelles places dans les facultés de médecine, dans la mesure où elle concerne uniquement des universités privées, ne saurait démocratiser l’accès aux études de médecine pour les plus pauvres, n’enrayant pas le phénomène d’élitisation des étudiants à l’université. « La politique d’ouverture de nouveaux cursus et d’augmentation des places en faculté ne revient pas à démocratiser l’accès aux études de médecine ; la plupart des bénéficiaires du FIES et du PROUNI en demeurent exclus, à cause d’un coût mensuel élevé et du caractère sélectif du concours d’entrée à l’université publique ».

Dans une note émise durant l’élaboration de notre reportage, le MEC a indiqué que le décret mentionnant l’ouverture de nouveaux cursus de médecine a cherché à établir des critères en vue d’une plus grande intégration sociale, comme la sélection de communes situées dans les régions les plus démunies. Pour la sélection de ces zones, les institutions qui présenteraient, par exemple, un Programme de Bourses destiné aux élèves sur la base de critères socio-économiques verront leur notation augmenter.

« Le programme ambitionne de donner aux populations de ces communes l’opportunité d’accéder aux études de médecine, autant à travers le programme de bourses qui devra être obligatoirement proposé par les IES [Institutions de l’Enseignement Supérieur] sélectionnées, qu’avec l’aide complémentaire d’autres programmes de financement et d’intégration préalablement mis en place par le MEC, comme le PROUNI, le FIES ou la politique de quotas, qui doit être appliquée aux termes de la loi », précise la note.

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