« Pacification » des favelas à Rio de Janeiro ou « policialisation » du politique ?

 | Par Anthony Taïeb

Dimanche 13 novembre 2011. 4h10. Zone Sud de Rio de Janeiro. Les premiers blindés de la Marine entrent dans trois des favelas les plus connues de la ville, Vidigal, Rocinha, et Chacara do Ceu, voisines des quartiers aisés São Conrado et Leblon. La presse locale accompagne en direct et avec délectation les opérations menées conjointement par différents organes militaires et policiers. La mission : « envahir » ces favelas pour les « libérer » de l’occupation de groupes armés liés au trafic de drogues. Quelques heures plus tard, un drapeau brésilien était hissé au sommet des favelas, en signe de victoire.

Relayés dans le monde entier, ces événements font parler d’eux et intéressent les curieux. Rien d’anormal pour quelque chose de si spectaculaire. Mais au-delà du sensationnalisme et de l’illusion simplificatrice que « les gentils » ont gagné une bataille dans la lutte contre « les méchants », quelle réalité recouvrent ces faits ? Quels enjeux pour l’avenir de la ville et pour le destin des pauvres urbains à l’heure où le plus puissants commencent déjà à se partager les fruits de la croissance que connaît le pays ?[1]

Rocinha et Vidigal ne sont pas des favelas dans lesquelles la présence de groupes armés liés au trafic de drogues constituait une véritable contrainte à la vie et aux activités sociales, économiques et culturelles. La présence depuis plusieurs années d’ONG, de nombreux petits commerces et services, mais aussi des plus grands groupes nationaux (banques, magasins, etc.) et multinationaux (Mac Donald à Rocinha depuis 1999 !) en atteste. Sans parler des « favela-tours » qui avaient intégré le côté « frisson garanti » à leur programme « grâce » à la présence de trafiquants armés à l’entrée de la favela.

En l’absence relative d’autorité[2] des pouvoirs publics sur le territoire donc, mais aussi compte tenu du degré de corruption et de l’existence d’accords informels, tacites ou non, entre les trafiquants et les autorités publiques (policières et politiques), ces groupes jouaient plutôt un rôle d’autorité locale régulatrice. En d’autres termes, ils résolvaient les problèmes entre les gens, s’affirmant ainsi comme le principal acteur politique[3] local. La série La Cité des Hommes basée sur le film du même nom illustre cette fonction exercée par les groupes armés, certes non sans arbitraire dans certains cas : sans police et sans organe public régulateur de la vie en communauté, les individus se tournent vers les plus puissants à l’échelle locale pour résoudre les conflits et les problèmes locaux.

En affirmant de tels propos, notre intention n’est pas de faire l’apologie du trafic de drogue dans les favelas. Bien au contraire, c’est ici un premier pas vers une appréhension plus juste et réaliste d’un territoire et d’un système généralement vus à travers le prisme du préjugé et de la simplification.

Pourquoi dès lors cette intervention militaire et policière de « pacification » a-t-elle eu lieu ? Les favelas de Vidigal et Rocinha ne représentaient pas une véritable menace pour la sécurité des quartiers riches voisins ; et encore moins pour les futurs touristes attirés par la Coupe du Monde de Football en 2014 ou les Jeux Olympiques en 2016 (les principaux motifs généralement mis en avant pour justifier les politiques de "pacification"). Si les bandits de ces favelas ne font relativement pas de bruit dans les quartiers riches voisins, contrôlant plus ou moins les agressions dans le secteur, et vont même jusqu’à laisser circuler des touristes en toute sécurité sur le territoire, c’est précisément parce que c’est là leur intérêt. Quoi de mieux que de contrôler la petite délinquance pour ne pas attirer l’attention sur soi et poursuivre en toute tranquillité des activités criminelles d’un autre niveau ! Tout le monde y gagne, la police a l’air de faire son travail, les habitants des quartiers riches voisins peuvent vivre en paix, et le trafic continue.

La « pacification » de ces favelas est donc avant tout un coup politique et médiatique visant à donner conjointement aux électeurs et aux téléspectateurs-consommateurs ce qu’ils attendent : de la confiance dans les dirigeants, et des images sensationnelles. Vidigal et Rocinha, essentiellement en raison de leur position géographique privilégiée dans le paysage urbain, sont deux territoires emblématiques, symboles de la présence de l’habitat informel (trop souvent considéré comme un habitat illégal[4] voire criminel), au cœur du tissu urbain. Le fait de pouvoir accompagner en direct à la télévision les opérations militaires de prise de contrôle de la favela prouve par ailleurs l’étroitesse des relations qui lient les dirigeants politiques et les médias. La principale chaîne de TV, appartenant au méga-groupe « Globo » qui détient le monopole de l’information et du divertissement, maintient une grande partie de la population brésilienne sous perfusion a-critique et la majorité de ce qui passe par les ondes consiste à dépeindre une réalité extrêmement simplifiée et manichéenne dans laquelle on est clairement invité à comprendre qui sont les méchants et qui sont les gentils.

Le sensationnalisme auquel ont eu recours les reportages TV relayant les opérations à Vidigal et Rocinha illustre cela : on parle sans hésitation de "libération de la favela". On voit des journalistes en gilet par balles qui, le lendemain de la supposée "libération" témoignent sur un ton de victoire : "Je suis en direct de la Rocinha, où il est maintenant possible de circuler librement, regardez, c’est merveilleux ! Les magasins sont ouverts, les camions de poubelle circulent et peuvent travailler !". Or ce qu’oublient de mentionner les journalistes, c’est que cette situation n’a rien de nouveau... Les accords entre l’entreprise municipale de collecte des déchets et les autorités locales - criminelles ou non – des favelas existent depuis plusieurs décennies à Rio. De même, les habitants n’ont pas attendu la « libération » du territoire par la police pour développer des activités économiques et commerciales[5] ; pas plus que les banques n’ont attendu la pacification pour profiter des opportunités offertes par des milliers de personnes pauvres ne demandant qu’à avoir accès à la consommation-reine par le biais du crédit.

Mais, quel sont les risques engendrés par une telle politique de sécurité sensationnaliste dans le cadre de laquelle une opération de « pacification » se conclut par un drapeau national hissé au sommet des « favelas reconquises » ? Celui de la « policialisation » du politique. Celui qui consiste à penser que, là où il y a de la violence et de la pauvreté, ce qu’il faut avant tout et surtout c’est envoyer des chars et attendre que le reste se fasse, comme par magie. La manipulation de tels symboles, le recours à de telles méthodes, fortement relayés par des médias qui agissent comme des bras armés du gouvernement donne à l’audience l’illusion que l’essentiel a été fait. Que, maintenant que les bandits ont quitté les favelas, le problème est réglé. Or c’est tout le contraire : tout reste à faire !

Le rétablissement de l’autorité de l’État sur un territoire relativement délaissé par les pouvoirs publics implique certes des questions de sécurité publique. Mais pas seulement. C’est en réalité là une étape nécessaire mais pas suffisante à la construction de véritables politiques publiques dans mais aussi pour les favelas. Car débarrasser les favelas de leurs trafiquants, c’est une politique dans les favelas, mais pas pour les favelas.

Si le contrôle d’un territoire par des groupes armés liés au trafic de drogues est un problème d’ordre politique, le fait que des milliers d’habitants de quartiers pauvres à Rio de Janeiro soient privés de leur droit à la ville, d’accès à l’urbanité l’est encore plus. Le 5ème Forum Urbain Mondial de l’ONU-HABITAT, intitulé « Le Droit à la Ville – Lutter contre la fracture Urbaine »[6], et tenu à Rio de Janeiro en Mars 2010 l’a suffisamment répété…

Systèmes d’évacuation des eaux usées, de ramassage des déchets, de distribution d’eau, de gaz et d’électricité, mobilité urbaine, protection contre les inondations et les glissements de terrain, accès aux soins et à l’éducation : voilà des préoccupations primordiales pour les habitants des favelas et d’autres quartiers informels à Rio de Janeiro. Tout autant voire plus que la sécurité…Il s’agirait donc une fois de plus de se méfier des discours politiques et médiatiques. Car derrière l’illusion qu’une bataille a été remportée contre le trafic de drogues (en chassant des trafiquants d’un territoire on ne résout pas le problème du trafic de drogues, on le déplace), se trouve une autre réalité : l’échec continu des politiques publiques à destination des favelas, et l’incapacité voire le refus de traiter les problèmes des plus démunis.

Notes :

[1] Comme le montre une étude réalisée par la Fundação Getulio Vargas et le Centro de Politicas Sociais (2010), si le coefficient de Gini - mesure du degré d’inégalité dans la distribution des revenus -relatif aux revenus per capita est passé de 0,6019 en 1996 à 0,5486 en 2008 sur l’ensemble du Brésil, la ville de Rio n’a pas suivi le mouvement : de 0,5779 en 1996, le coefficient de Gini Carioca s’est maintenu au niveau plutôt élevé et donc révélateur de fortes inégalités de revenus, de 0,5764 en 2008. Cette caractéristique fait de Rio de Janeiro l‘une des villes les plus inégalitaires du pays, et dans laquelle l’expression utilisée par JC Chamboredon (1970) au sujet des grands ensembles français : « proximité spatiale et distance sociale » prend tout sen sens.

[2] Si nous prenons ici la précaution de parler d’absence relative d’autorité des pouvoirs publics sur le territoire, et non pas d’absence des pouvoirs publics, c’est parce que nous soutenons l’idée que les favelas au Brésil sont notamment la traduction d’une action différenciée de l’État sur le territoire, et non d’un abandon total.

[3] L’adjectif « politique » est ici pris au sens de Politeia : ce qui a trait au collectif, à la résolution des conflits entre les individus)

[4] Pour Hernando De Soto (1994) : « L’informalité n’est pas (...) un secteur précis ou statique de la société ; c’est une frange d’ombre mitoyenne du monde légal où se réfugient les individus lorsque le respect des lois coûte plus cher qu’il ne rapporte. L’informalité implique rarement le rejet de toutes les lois ». En d’autres termes, les favelas sont un habitat informel car elle résultent de l’incapacité des pouvoirs publics à encadrer un phénomène sociétal, le logement, et non pas du rejet en bloc des lois.

[5] Ce constat est particulièrement vrai pour les favelas de la Zone Sud, pour qui les quartiers riches voisins représentent des opportunités économiques et commerciales. Cette proximité permet une circulation plus fluide des richesses (les habitants des favelas travaillant souvent comme employés dans des commerces, restaurants, et employés domestiques etc. dans les quartiers aisés), et explique des différences de niveau de vie parfois considérables entre différentes favelas.

[6] « The Right to the City – Bridging the Urban Divide »

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