Le projet d’amendement constitutionnel PEC 241 est une condamnation à mort pour des milliers de Brésiliens

 | Par Rodrigo Martins

Interview de José Gomes Temporão par Rodrigo Martins pour Carta Capital

Publiée le 10 octobre 2016
Traduction pour Autres Brésils : Nina Almberg
Relecture : Maïa Inzaurralde Nahson

"Il y aura une perte réelle de moyens, tandis que la demande augmentera" prévoit Temporão.
Photo : Carta Capital

Au lieu de sacrifier la santé et l’éducation au nom de l’austérité, l’ancien ministre propose de lutter contre l’injuste structure fiscale du pays.

Sous-financé depuis sa création, le Système unique de Santé [1] voit sa survie menacée par les transformations actuelles du pays : vieillissement accéléré de la population accompagné d’une augmentation de la prévalence des maladies chroniques qui exigent des traitements prolongés et coûteux. Le projet d’amendement constitutionnel (PEC) 241, qui gèle les dépenses publiques pour vingt ans, aggrave encore le problème, estime José Gomes Temporão, l’ancien ministre de la santé du gouvernement Lula.

Approuvée par une commission spéciale de la chambre des députés, le projet d’amendement constitutionnel doit être voté cette semaine en plénière. Pour amoindrir les résistances parlementaires, le rapporteur Darcisio Perondi (PMDB-RS) a arrangé avec le gouvernement une modification du projet. Le gel des budgets de la santé et de l’éducation ne commencerait pas en 2017, comme le prévoyait la proposition originelle du gouvernement, mais en 2018. Par ailleurs, le nouveau rapport établit que la base du calcul du plancher du budget de la santé sera de 15% des recettes nettes et non pas de 13,7% comme prévu initialement.

Même avec cet allègement la première année, une perte accumulée de centaines de milliards de réaux est prévue durant les vingts années du gel des dépenses. « Cette décision du Congrès est une condamnation à mort pour les milliers de Brésiliens dont la santé sera impactée par cette mesure irresponsable », dit José Temporão, dans une interview à CartaCapital. « Nous parlons de la suppression de lits hospitaliers, de la fermeture de services de santé, de démissions de professionnels, d’une réduction de l’accès aux soins, d’une augmentation du retard dans la prise en charge. »

Pour l’ex-ministre, le pays renonce à son futur en sacrifiant la santé et l’éducation au nom de l’austérité. « S’il existe un problème macro-économique auquel il faut se confronter, du point de vue des dépenses publiques, il y a d’autres chemins à prendre. Mais ce gouvernement ne paraît pas disposé à s’attaquer à la question de la réforme fiscale », affirme-t-il. « Nous avons une structure fiscale régressive au Brésil. Elle pénalise les travailleurs salariés et la classe moyenne pendant que les riches gardent leurs privilèges intacts. »

CartaCapital : Que représente le PEC 241 pour la santé publique ?

José Gomes Temporao : Nous les spécialistes en santé publique qui militons pour une réforme depuis des décennies sommes abasourdis par ce projet. D’un côté, il dénote l’ignorance du gouvernement vis-à-vis du dynamisme du secteur de la santé. Il suffirait de faire une recherche sur le portail Saúde Amanhã, qui contient une série d’études prospectives sur les impacts des transformations économiques, politiques et sociales dans le domaine de la santé sur les prochaines décennies pour que le PEC 241 soit repensé.
Nous vivons une période de transformations accélérées au Brésil, des transformations tant démographiques qu’épidémiologiques, technologiques et organisationnelles. Ces changements vont avoir un impact substantiel sur le Système Unique de Santé, menaçant sa durabilité économique.

CC : Un de ces facteurs de pressions est le vieillissement de la population, car les personnes âgées demandent une plus grande attention médicale.

JGT : En effet la transition démographique est extrêmement rapide au Brésil : elle est en train de s’effectuer en la moitié du temps que la France a pris pour conclure sa propre transition démographique.
Il y a également des changements dans les types de maladies. Les maladies infectieuses perdent du terrain, mais il y a de plus en plus de maladies chroniques qui représentent un coût plus important, pas seulement lors du diagnostic, mais aussi parce qu’elles nécessitent un traitement prolongé qui peut même durer toute la vie. L’Organisation Mondiale de la Santé prévoit qu’en 2030, les principales causes de mortalités dans le monde ne seront plus les maladies cardiovasculaires ou cérébrovasculaires, mais le cancer, qui a un coût de prise en charge très élevé.

CC : Peut-être peut-on simplement dire que les dépenses en matière de santé publique ont tendance à augmenter...

JGT : En fait, je pense qu’il est erroné de penser à la santé en termes de coût. Elle a une dynamique propre qui peut constituer en elle-même une solution macroéconomique pour sortir de la crise. Le domaine de la santé n’est pas comme d’autres secteurs dans lesquels la technologie a tendance à se substituer au travail humain. Ici, plus on intègre de la technologie, plus grande sera la demande d’une main d’oeuvre qualifiée.
J’aimerais toutefois souligner une profonde injustice du point de vue politique : ceux qui parrainent le PEC 241, ce crime contre la santé publique, seront protégés par leurs plans d’assurance-maladie, y compris ceux subventionnés par les contribuables. Les fonctionnaires ont des assurances-maladies financés, en partie, par les impôts payés par tous les Brésiliens. Les législateurs font partie des 20% de la population qui ont une assurance-maladie, mais cette décision affectera profondément les 80% qui peuvent seulement compter sur le système public.

CC :
Le gouvernement se justifie en argumentant qu’il ne diminue pas le budget de la santé.

JGT : Cela est rhétorique. Ils disent également qu’en 2017, ils mettront plus de moyens. Pourtant, à partir de 2018, la santé sera soumise à la règle d’avoir son budget réajusté seulement en fonction de l’inflation. Or, cela est ignorer complètement le fait que l’inflation et la dynamique de la santé suivent des trajectoires absolument distinctes. Il y a de nombreuses études qui le prouvent.
Une mesure comme celle-ci, qui s’appliquera sur vingt ans, apportera un profond problème de financement de la santé. A partir de la troisième ou de la quatrième année, il y aura une perte réelle de moyens, tandis que la demande augmentera.
S’il existe un problème macro-économique auquel il faut se confronter, du point de vue des dépenses publiques, il y a d’autres chemins à prendre. Mais ce gouvernement ne paraît pas disposé à s’attaquer à la question de la réforme fiscale. Pourquoi ne pas taxer mieux les 71 000 Brésiliens les plus riches ? Ils ont gagné, en moyenne, 4,1 millions de reais en 2013 et sont soumis à une charge fiscale effective inférieure à 7% [2].
Nous avons une structure fiscale régressive au Brésil. Elle pénalise les travailleurs salariés et la classe moyenne pendant que les riches gardent leurs privilèges intacts. La santé, l’éducation, la science et la technologie devraient rester en dehors de l’austérité, puisque le futur du pays et notre projet de développement en dépendent.

CC : Mais qui va oser affronter les membres de la FIESP [3]. Cela paraît être un message clair du fait que les riches ne sont pas disposés à payer plus d’impôts.

JGT : En effet. Il existe une caste de Brésiliens qui détient une part très importante de la rente nationale et paie, proportionnellement, très peu. Le Brésil est l’un des rares pays du monde qui exonère les entrepreneurs d’impôts sur les bénéfices et les dividendes (des 34 pays de l’OCDE seuls le Mexique, la Slovaquie et l’Estonie suivent cette tendance). En bref, l’entreprise paie des impôts, mais la personne physique, quand elle déclare cette rente, n’est pas taxée.
Nous pourrions avoir de grands débats sur ces disparités, mais cela n’entre pas dans l’agenda politique, et cela parce que ce gouvernement exprime justement les intérêts de cette caste de privilégiés.

CC : En fait, aucun gouvernement n’a jamais attaqué avec sérieux la question de la dégressivité de la structure fiscale du Brésil...

JGT : Oui... Malheureusement, cela n’a jamais été abordé, même avec les gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff. Jusqu’à aujourd’hui, nous sommes à la croisée des chemins. Nous avons besoin d’une réforme politique et d’une réforme fiscale avec la santé et l’éducation comme grands défis.

CC : Quelle est l’estimation de la perte des moyens dans le domaine de la santé publique ?

JGT : L’Institut de recherche économique appliquée a fait une projection, avant la dernière retouche faite au PEC 241, qui montre un impact brutal, de centaines de millions de reais (dans le cadre d’une croissance du PIB de 2% par an, la perte accumulée en 20 ans serait de 654 milliards de reais, selon une note technique divulguée par l’Institut de recherche d’économie appliquée à la fin du mois de septembre. En accord avec une projection faite pour un cabinet-conseil de la Chambre des députés, en 2025 seulement, la perte serait de 63 milliards de reais – en accumulant les dix années d’application du projet, on arrive à 331 milliards.)
En vérité, il ne s’agit pas de chiffres. Nous parlons de morts. Cette décision du Congrès est une condamnation à mort pour les milliers de Brésiliens dont la santé sera impactée par cette mesure irresponsable. Nous parlons de la suppression de lits hospitaliers, de la fermeture de services de santé, de démissions de professionnels, d’une réduction de l’accès aux soins, d’une augmentation du retard dans la prise en charge.

CC : Et les données de l’OMS révèlent que l’investissement public en matière de santé au Brésil est inférieur à la moyenne mondiale, quand on se réfère à la dépense par habitant.

JGT : C’est vrai et la structure des dépenses du secteur est absolument faussée. Seules 48% des dépenses totales de la santé au Brésil sont publiques, le reste, 52%, sont des dépenses privées, des familles et des entreprises. Les plus pauvres aussi investissent leurs ressources propres chaque fois qu’ils ont besoin d’acheter un médicament ou d’avoir accès à un service auquel ils n’ont pas eu accès à travers le réseau public. Au Brésil, le gouvernement dépense peu et ce qu’il ne dépense pas est à la charge des familles.
Le PEC 241 aggrave cette situation. Pour avoir un point de comparaison, en Angleterre, où il y a également un système de santé universel, 85% des dépenses sont publiques. Cela est la grande différence. Depuis qu’il a été créé à la fin des années 1980, le SUS est sous-financé. Et maintenant, il y a le risque que cela soit encore pire.

CC : Le cardiologue et ex-ministre de la Santé Adib Jatene, décédé en 2014, avait l’habitude de faire des comparaisons avec la situation qui existait avant le SUS, quand seuls les travailleurs formels, avec des papiers en règle, avaient accès aux hôpitaux tenu par le disparu Institut national d’Assistance Médical de la Prévoyance sociale (Inamps). Les autres dépendaient de la philanthropie. Le SUS bénéficie à des millions de Brésiliens en plus, mais n’a jamais eu les moyens nécessaires pour satisfaire l’augmentation de la demande.

JGT : Qu’est-ce qui se défend ici ? Que nous ne retournions pas à la situation d’avant le SUS, quand il y avait trois catégories de Brésiliens : les riches et les très riches, qui payaient directement pour leur santé, la masse de travailleurs insérés formellement dans le marché du travail, qui étaient pris en charge par l’Inamps (et qui maintenant bénéficient des plans de santé des entreprises), et ceux qui restaient, dépendant de la charité.
Le PEC 241 menace une clause de la constitution de 1988, qui est le droit à la santé. Et la responsabilité de ce qui peut arriver appartient seule à ce gouvernement et aux députés qui approuveraient cette bêtise.

Voir en ligne : Carta Capital

[1SUS. Le système de sécurité sociale brésilien mis en place à la fin des années 1980

[2Source. Cette brochure – en portugais – publiée par le Centre International de Politiques pour un Développement inclusif, relié au Programme des Nations Unies pour le Développement

[3FIESP. La Fédération des Industries de l’État de São Paulo est la plus grande entité de classe de l’industrie brésilienne

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