Le massacre de Carandiru, la mort de Claudia Ferreira et l’impunité de la police

 | Par Leonardo Sakamoto

Source : Blog do Sakamoto – 20/03/2014

Traduction pour Autres Brésils : Jean Saint-Dizier (Relecture Sifa Longomba)

Leonardo Sakamoto est journaliste et docteur en Sciences Politiques. Il a couvert les conflits armés et les atteintes aux droits de l’homme au Timor Est, en Angola et au Pakistan. Professeur de Journalisme à la PUC-SP, il est coordinateur de l’ONG reporter Brasil et son représentant à la Commission Nationale pour l’ Éradication du Travail Esclave.


Ils sont dix. Dix policiers militaires de plus, à avoir été condamnés, ce mercredi (19 mars 2014), pour la mort des prisonniers du quatrième étage du Pavillon 9, lors du massacre de Carandiru [1]. Les accusés ont tous écopé d’une peine de 96 ans, sauf l’un d’entre eux qui a été condamné à 104 ans, compte tenu de ses antécédents. lls vont faire appel.

Le jury n’a pas retenu l’un des arguments de la défense, selon lequel il n’y avait pas d’autre moyen de reprendre le contrôle de l’étage que de tirer sur les prisonniers.

La sentence va dans le sens de celle qui a déjà été rendue par les jurés ayant condamné 48 autres policiers militaires l’année dernière, reconnus responsables de la mort des détenus pendant le massacre : L’État se doit de nous protéger, pas de nous blesser ou de nous tuer, qui que nous soyons. La police ne doit pas être en guerre contre son propre peuple et son premier objectif est de protéger des vies et pas du patrimoine. Je sais que tout cela est difficile à comprendre par chez nous [au Brésil], où le pauvre ne vaut rien et où l’on est battu à mort pour avoir volé un beignet au marché, mais nous continuons d’essayer.

Le Carandiru n’est pas Raccon City et le Colonel Ubiratan Guimarães (que le néant lui soit agréable puisque je ne crois pas à l’enfer) n’est pas Mila Jovovich. Aucune importance que certains regrettent l’époque de la loi martiale [2] et que des présentateurs le démentent à la télé, ils ont tous des droits.

Le droit à un jugement juste, de pouvoir purger leurs peines sans courir le risque d’être victime d’un massacre en plein milieu du chemin, d’être réintégrés dans la société.

De vivre au sein de leur communauté sans risquer d’être touché par une balle perdue lors d’une“confrontation avec la police’’ et d’être traité avec dignité. Parce que, si c’est déjà dur de vivre dans un endroit submergé par la violence du trafic de drogue, c’est encore pire lorsque la police le voit comme un territoire à reconquérir – avec son lot attendu de victimes collatérales ou de “pertes’’ civiles.

Cependant, nous sommes en train de parler de l’étrange système judiciaire brésilien, celui qui maintient sous les verrous de dangereuses dames pour vol de shampoing.

Il est bon de rappeler qu’en 2001, le peuple a condamné Ubiratan, le commandant de l’opération de Carandiru, à 632 ans de prison. Mais que cinq ans plus tard, la Justice a accepté un recours déposé par la défense et l’a ensuite acquitté. La défense d’Ubiratan avait alors soutenu qu’il avait agi dans le “strict accomplissement du devoir’’ quand il a ordonné l’invasion du Pavillon 9 de la maison d’arrêt – le même motif que celui invoqué par les accusés d’aujourd’hui.

Son chef, Luiz Antônio Fleury Filho, alors gouverneur de l’État de São Paulo, ne se trouvait pas dans le box des accusés à l’époque. Bien au contraire, il a fini par être enrôlé comme témoin de la défense. Fascinant...

La déclaration faite par l’avocate de la défense Ieda Ribeiro de Souza, suite à l’annonce de la sentence, est d’une sincérité désarmante : ’’Ce n’est pas ce que veut la société brésilienne”.

Non, vraiment pas. La plupart du temps, le peuple choisit l’option la plus facile, il est aisément manipulable car il a peur de tout. L’individu, quant à lui, est plus rationnel. Mais si la Justice se rendait à coups de sondage d’opinion, il suffirait d’additionner les résultats du Datafolha et de l’Ibope [3] et de laisser le peuple s’exprimer avant même que le marteau du juge ne vienne clore les débats.

Comme je l’ai déjà dit ici-même auparavant, ce qui s’est passé en ce 2 octobre 1992, n’était qu’un petit service rendu à une partie d’entre nous qui - sans se salir les mains - souhaitait (et souhaite encore) dans ses rêves les plus intimes : que les bandits soient éliminés et surtout pas réintégrés à la société.

Centre pénitencier de Carandiru (État de São Paulo)

Cette même société qui a tant tardé à juger ce cas parce qu’elle ne supportait pas de se voir dans le miroir du banc des accusés. Beaucoup de ces prisonniers ont perdu la vie à cause d’une irrationalité collective puisque, pour beaucoup de gens, ces nettoyages sommaires sont admirables, qu’ils soient l’œuvre de la population ou de l’État lui-même, lors d’une chasse aux trafiquants sur les collines cariocas [de Rio de Janeiro] ou dans la banlieue paulista [de São Paulo]. Si, après un procès en bonne et due forme, des innocents écopent de plusieurs années de prison suite à une erreur judiciaire, on n’ose imaginer [ce qui se passerait] sans. 

De tels moments [ce jugement, par exemple] sont importants pour que la société parvienne à régler ses comptes au passé, en le dévoilant, en le discutant, en le comprenant. Pour éviter qu’il ne se reproduise. Plus qu’un pays sans mémoire et peu de Justice, nous sommes face à un Brésil complice de la violence comme instrument principal de l’action policière.

Car, à l’inverse d’autres pays, le Brésil n’a pas réussi à guérir ses blessures afin qu’elles puissent cicatriser. Il les a juste camouflées avec la cordialité qui nous est coutumière, le bon vieux « laisse tomber », au nom d’un équilibre supposé et d’une certaine gouvernabilité. C’est ainsi que l’État n’a pas énoncé clairement à ses cadres que recourir à la violence, à la torture, tuer et dépecer des femmes en les traînant dans les rues accrochées à des voitures de police ne sont pas des choses acceptables. Comme elles l’étaient pendant la dictature civico-militaire.

Et gare à ceux qui préfèrent se laisser gouverner aveuglément : je parle de la violence de ceux qui sont censés protéger l’intégrité de la population.

Tant que nous ne réglons pas nos comptes avec notre passé, nous n’aurons pas la capacité de comprendre l’héritage qu’il nous a laissé – dans lequel nous sommes enfoncés jusqu’au cou et qui nous définit. La dictature s’en est allée, son influence demeure. Nous ne sommes pas un pays qui respecte les droits de l’homme et il n’y a aucune perspective pour que cela change puisque, plus que tout, il nous manque la compréhension et, en conséquence, le soutien de la population elle-même.

L’impact de cette absence de soutien se fait sentir dans le quotidien des commissariats, dans les salles d’interrogatoires, dans les banlieues des grandes villes, dans les fins fonds des zones rurales, dans les pénitenciers, avec l’État qui terrorise une partie de la population (évidemment la plus pauvre) avec le consentement de l’autre partie (presque toujours la plus riche).

L’argument est le même que celui utilisé pendant les années de plomb brésiliennes [4] ou dans les prisons irakiennes et à Guantanamo, à Cuba : Nous sommes en guerre. En guerre contre la violence, contre les drogues, en guerre contre les ennemis étrangers. Mais personne ne nous a expliqué que c’était une guerre contre les valeurs qui font de nous des êtres humains et qu’à chaque bataille nous en abandonnons un peu sur la route.

Il ne faut donc pas s’étonner que la majeure partie de la société qui vocifère qu’« un bon bandit est un bandit mort » figure aussi au nombre des 93% de paulistanos [habitants de São Paulo]. qui soutiennent l’abaissement de la majorité pénale à 16 ans et soient enchantés de l’agressivité provocatrice de la police militaire dans la Cracolândia [Zone de vente et de consommation de crack] du Centre de São Paulo. “Tuez ces fumeurs de crack, tuez-les tous !’’

Ce sont les mêmes qui, au fond, pensent “Bien fait !” au souvenir des 19 sans-terre tués lors du massacre des Carajás, dans l’État du Pará au nord du Brésil en 1996, qui va commémorer ses 18 ans ce mois-ci. “Fallait pas envahir la terre des autres ?’’

Ou écrivent des choses telles que : “Ah, si cette Claudia [5] a pris une balle, c’est bien qu’elle avait quelque chose à se reprocher. Innocente, elle ne l’était certainement pas’’, comme on en a vu circuler sur les réseaux sociaux.

Ils ne veulent même pas discuter (attention, je dis bien discuter et pas imposer par la force) de propositions afin de mettre les droits en application pour la même raison qu’ils se moquent éperdument de savoir si telle ou telle personne a été traitée injustement par les forces de sécurité de l’État.

Ce sont des adeptes de la doctrine :“celui qui se fait tabasser par la police, est forcément coupable de quelque chose’’ et de sa variante “celui qui ne mange pas à sa faim, est certainement un faignant qui ne travaille pas’’. Ils n’en n’ont rien à faire des innocents, alors imaginez ce qu’il en est des coupables. Pour eux, c’est : « peine de mort », démolition de la maison, salage du terrain où la personne est née [6], et pour finir stérilisation de la mère pour qu’elle ne donne pas le jour à un autre voyou.

Enfin, je ne parle pas de n’importe quel miroir qui devrait être sur le banc des accusés. En vérité, si nous ne voulons pas regarder dans le rétroviseur c’est parce qu’il nous dévoile sous nos traits actuels, mais surtout parce qu’il nous rappelle que, malgré le long chemin parcouru, nous avons conservé le même air du passé, celui que nous étions censés avoir laissé derrière nous.

Ceci étant dit, je corrige le titre : la police ne fait pas ce qu’elle veut. Elle fait ce pourquoi nous l’avons programmée.

Il reste encore 15 personnes à juger pour les morts du Carandiru (du menu fretin).

Et les autorités qui ont donné les ordres.

Et les personnes impliquées dans la mort de Claudia.

Et les autorités responsables.

Et ceux qui ont donné les ordres du Massacre d’Eldorado dos Carajás.

Et ceux qui sont impliqués dans les assassinats de travailleurs ruraux, d’indigènes, de quilombolas [7] et de riverains dans les conflits agraires.

Et ceux qui ont payé les policiers pour jouer les gros bras à leurs heures perdues.

Et ceux qui ont ordonné des massacres de sans domicile fixe et de population en situation de précarité.

Et ceux qui ont fermé les yeux quand le dénouement était proche.

Et ceux qui ont tué des homosexuels et des transsexuels parce qu’ils n’arrivaient pas à cohabiter avec eux.

Et ceux qui ont refuser d’enquêter, en classant beaucoup de dossiers en “suicides’’ ou “règlements de comptes entre bande rivales’’ pour que les “bons citoyens’’ puissent dormir tranquilles.

Et ceux qui ont donné l’ordre d’exécuter de pauvres jeunes noirs aux périphéries des grandes villes, comme São Paulo.

Et ceux qui ont accepté que tout soit classé comme “actes de rébellion’’.

Et, bien sûr, les milices criminelles de la police.

Qui, la plupart du temps, bénéficient du soutien institutionnel et entrepreunarial.

Reste, en fait, à construire un peuple et un pays.

Notes de la traduction :
[1] Le massacre de Carandiru s’est produit le 2 octobre 1992 au pénitencier de Carandiru à São Paulo au Brésil. Suite à une bagarre entre détenus qui a viré à l’émeute générale, les membres d’une unité spéciale sont intervenus. Bilan : 111 morts parmi les prisonniers. L’événement est considéré comme une violation majeure des droits de l’homme au Brésil.
[2] On nomme loi martiale une loi qui, en raison de circonstances particulièrement graves, charge le pouvoir militaire d’assurer le maintien de l’ordre en usant des moyens qui lui sont propres. Ex : répression sanglante, torture, assassinats...
[3] Le Datafolha et l’Ibope sont deux instituts de sondage brésiliens.
[4] Les années de plomb correspondent aux années les plus noires de la dictature militaire, de 1968 à 1974, période pendant laquelle la répression des opposants politiques était particulièrement féroce.
[5] Prise dans une fusillade entre la police militaire et des trafiquants de drogue, Claudia da Silva Ferreira, est décédée le 16 mars 2014 dans le quartier de Morro da Congonha (Rio de Janeiro). Jeté dans le coffre du pick-up de la police militaire en route pour l’hôpital, son corps est ensuite tombé du véhicule et a été traîné sur l’asphalte sur 250 mètres.
[6] Répandre du sel sur un terrain sur lequel il y a eu crime ou profanation, afin de le rendre stérile ou maudit.
[7] Les quilombolas sont les descendants d’esclaves en fuite qui se regroupaient dans les Quilombos.

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