Le lulisme sera-t-il doublé par la gauche ?

 | Par Henrique Mogadouro da Cunha

Oui, certainement. Et cela malgré le coup d’Etat. Mais il est probable que ses protagonistes ne soient pas les personnalités habituelles – mais ceux qui ont conquis, pour la première fois, un espace dans la société brésilienne.

Par Henrique Mogadouro da Cunha, rédacteur du site ConjunturaEstrutura
Source : Outras Palavras - 04/05/2016
Traduction : Jeanne de Larrard
Relecture : Waldir Lisboa Rocha

Des élèves occupent les écoles publiques, à São Paulo. "Pour dépasser les politiques de Lula, il ne faudra pas se contenter d’attirer des partisans parmi les milieux populaires, mais il faudra accepter que ceux-ci soient les protagonistes. Source : Outras Palavras

Pour faire une critique juste et responsable des gouvernements du PT (Parti des Travailleurs), il faut reconnaître que la plus grande erreur du parti du gouvernement a été de ne pas affronter les privilèges de la classe dominante et, pire encore, d’avoir tenté d’instrumentaliser ces privilèges au service de la construction d’une hégémonie toujours précaire, voire fausse, puisque l’alliance (ou plutôt : la tolérance ?) des grandes entreprises et des partis de droite avec le PT ne dure que tant que ces secteurs ne craignent pas de perdre quoi que ce soit. Après l’arrêt du « tout bénef’ » des années de croissance économique, qui ont permis une extension constante des alliances politiques et des investissements de l’Etat, ces mêmes alliés exigent que les mesures d’austérité retombent sur les classes populaires. Coincé entre sa base sociale et sa « gouvernabilité » conditionnelle, le PT ne parvient à indiquer aucune orientation.

Comme l’a écrit Marcos Nobre, dans son livre sur le « pemedebisme » (PMDB, Parti du Mouvement Démocratique Brésilien, centre-droite), le gouvernement Dilma est depuis le début un gouvernement d’ « ajustement par le bas », en comparaison avec l’expansion de la palette d’alliances qui a caractérisé les gouvernements Lula. Les coupes drastiques [1] étaient indispensables, et elles ont été négociées par une présidente bien moins douée pour la conciliation que son prédécesseur.

Sans surprise, les secteurs « alliés » n’acceptent pas de perdre un seul centimètre des généreuses parts du gâteau de l’Etat qu’ils possèdent déjà et qui ne font que croître. Ils font pression pour un virage encore plus à droite, ou exigent la chute du gouvernement, pendant que les mouvements populaires qui ont déjà sauvé la peau du PT aux dernières élections continuent à exiger un virage à gauche. C’est la fin du pacte des classes du lulisme [2], comme l’a décrit Gilberto Maringoni.

La révélation du fait que le conflit entre Dilma et Eduardo Cunha ait commencé par le remaniement de la direction de la Furnas [3] est bien illustrative. Quand le gouvernement se décide à se confronter à l’intérêt de certains de ses « alliés », il le fait sans aucune mobilisation sociale, à travers des mécanismes bureaucratiques d’Etat comme le remaniement de la direction d’une entreprise publique. De même, lors de l’élection pour la présidence de la Chambre [des députés], le PT a lancé sa propre candidature sans qu’il n’y ait la moindre mobilisation de son socle électoral, pour élire son candidat dans le cadre d’un mouvement de résistance à l’agenda conservateur. En somme, le lulisme n’a jamais convoqué son socle électoral pour questionner les privilèges des élites. Provoquer une confrontation politique avec les secteurs conservateurs du pays n’a jamais constitué le mode de faire du PT, depuis qu’il est arrivé au pouvoir. Il n’était possible de plaire à tous que tant que l’économie allait bien et que les recettes de l’Etat gonflaient.

Malgré le fait de ne pas provoquer les nécessaires confrontations avec le conservatisme et de tourner le dos aux débats importants, en ayant l’air de se désintéresser ou de ne plus croire à son rôle de parti des masses, il fut un temps pendant lequel le gouvernement du PT a réussi à distribuer simultanément des parts du gâteau en haut et en bas. Cela, malgré toutes les régressions dans d’autres domaines. Il n’y a pas de doute sur qui obtenait (et obtient encore) la plus grosse part. Mais la grave erreur que commet la gauche non-pétiste [4] est de ne pas comprendre la signification des « miettes » qui revinrent aux pauvres. Qui peut affirmer que ce sont des miettes ou que ce n’en sont pas ? La gauche pragmatique et idéologique, qui est encore dirigée majoritairement par des gens privilégiés ?

Il est lamentable de fuir devant les confrontations avec le grand capital et le conservatisme dans son ensemble, mais cela n’amoindrit pas l’importance des « petites révolutions » dans la vie concrète de beaucoup de gens. Ce n’est pas moi qui ai bénéficié des programmes sociaux et d’autres changements, que certains voient comme des miettes. Je peux critiquer le fait que ces bénéfices n’ont rien enlevé aux privilèges de qui que ce soit, mais je ne peux pas dire si ces transformations constituent des miettes ou non. Les gens directement concernés conçoivent l’importance de ces transformations et connaissent mieux que quiconque les contradictions et les limites de ce projet. Ici, je peux seulement me reporter aux innombrables récits d’individus qui ont été les premiers de leurs familles à accéder à l’enseignement supérieur, aux histoires de femmes qui pour la première fois ont accédé à un financement propre, indépendant de leurs maris, à travers la Bolsa Família [5] , et enfin, aux récits impressionnants de l’amélioration des conditions de vie d’une bonne partie de la population. Cela n’annule pas certaines régressions, ni vice-versa. Toute tentative d’additionner ou de soustraire les avancées pour arriver à un « solde » positif ou négatif, échoue. La raison est simple : les immenses régressions (par exemple dans les droits des peuples autochtones) et les innombrables avancées ne sont pas seulement de tailles différentes : elles sont incommensurables. Le solde est la contradiction.

Il ne sera plus possible de promouvoir l’ascension sociale et d’offrir en même temps les meilleurs bénéfices de tous les temps aux banquiers. Ou le lulisme se réinvente complètement, ou il laissera la place à une nouvelle force politique. A droite ou à gauche. Bien sûr, la droite est bien plus préparée que la gauche pour remplacer le lulisme. La question est : qui peut prétendre doubler le lulisme par la gauche ? La difficulté de rénovation des leaderships est visible, dans le cas du PT, comme on peut le voir dans le pari du retour de Lula en 2018 [6]. Le fait d’avoir choisi Dilma pour lui succéder en 2010 a pointé ce même problème : il n’a jamais été question de donner le pouvoir à une nouvelle génération de pétistes qui auraient un historique de participation aux luttes internes du parti ; au contraire, une décision du haut vers le bas a donné la place de candidate du PT à une ministre qui était du PDT (Parti Démocratique Travailliste).

Cependant, d’autres partis politiques de gauche sont encore très loin de construire des leaderships ayant la capacité d’articulation politique de Lula. Par conséquent, la question n’est pas de savoir quel parti va pouvoir prétendre le remplacer, mais qui seront les représentants de cette rénovation dans le camp de la gauche. En termes d’histoire de vie, de classe sociale, de race et de genre, qui pouvons-nous imaginer parmi les futurs leaders de la gauche brésilienne ? La réponse me semble venir d’un texte de Stéphanie Ribeiro, dans lequel elle critique la gauche qui hésite à se positionner dans le renversement de l’actuel gouvernement. Il ne s’agit pas de dire que seuls les pétistes sont de gauche. Il s’agit de reconnaître que ce n’est pas moi, homme blanc de classe moyenne-supérieure, qui vais souffrir le plus du coup d’Etat. Ce ne seront pas non plus les vieux cadres politiques du PT ou ses alliés. Ce serait super de pouvoir dire « bien fait Lula, bien fait Dilma, ils récoltent ce qu’ils ont semé ». Celui qui va perdre le plus avec ce coup d’Etat, c’est celui qui a commencé à conquérir quelque chose durant ces derniers gouvernements – des gens pour qui, malgré ces avancées, l’ « Etat Démocratique de Droit » continue à n’exister que sur le papier.

Il existe un point de vue, bien représenté par André Singer, qui affirme que l’ascension sociale et la conquête de droits mène à l’attente de plus d’ascension et de plus de droits. Selon cette interprétation, la mobilisation croissante de divers secteurs de la société brésilienne depuis 2010 environ, pour diverses revendications, serait liée aux gains de la période antérieure. Dans une version relativement mécanique, on peut résumer cette idée en disant que les conquêtes, même sans mobilisation et confrontation politique, mènent à de nouvelles attentes, et les attentes mènent à des mobilisations. Singer se demande, dans son livre sur le lulisme, si le processus d’ascension sociale des gouvernements pétistes pourrait élever la lutte de classes à un nouveau palier. On dirait que oui. Nous vivons un nouveau palier, du point de vue de l’intensification de la lutte de classes.

Par conséquent, en revenant à la question de savoir qui va diriger ou constituer l’hégémonie de la gauche dans les temps à venir, que ce soit au sein du PT ou non, nous pouvons imaginer que ce seront justement ceux qui ont conquis pour la première fois un certain espace dans la société brésilienne. Pró-unistas [7] , cotistas [8], bénéficiaires de la Bolsa Família et d’autres programmes, employées domestiques qui ont obtenu de véritables droits du travail [9], des gens qui perçoivent la valorisation (et qui vont sentir sa compression) du salaire minimum dans leur propre poche.

Il est évident que dans ces secteurs, on trouve des gens de gauche ou de droite, des bons leaders ou des opportunistes. Il ne s’agit pas de dire que toute personne originaire de la classe laborieuse ait une vocation ontologique à diriger la gauche. Mais des leaders d’autres origines auront difficilement assez connaissance de cause pour articuler les attentes et les besoins de la nouvelle classe laborieuse, pour produire un discours et un programme politique à même d’inciter de larges secteurs de la société brésilienne à se mobiliser en se tournant vers la gauche, pour dépasser les défis que le modèle luliste était capable d’affronter. Ces gens pour qui l’Etat démocratique de droit n’a jamais existé de facto, ces gens savent quelles ont été les contradictions les plus profondes des gouvernements du PT et savent comme personne ce qu’il reste à faire.

Cela peut expliquer la difficulté des secteurs de la gauche non-pétiste à atteindre la « masse ». Cela peut expliquer pourquoi tant d’entités du mouvement noir et tant de collectifs des périphéries se sont manifestés de façon catégorique contre le coup d’Etat, cela peut expliquer la présence massive de jeunes des périphéries dans la manifestation du 18 mars. S’il existe une conscience de classe, cela peut en constituer la preuve. Des partis comme le PSOL et le PSTU, malgré leurs critiques averties vis-à-vis du PT, sont très loin d’atteindre la capacité d’articulation luliste parce qu’ils semblent continuer à sous-estimer les conquêtes de la population pauvre durant les derniers gouvernements.

Comme nous l’avons déjà dit, il n’y a aucun doute sur qui a le plus gagné sous ces gouvernements : les riches. Les grands gagnants du Pró-Uni sont les entrepreneurs de l’éducation, les grands gagnants de l’accès au crédit sont les grands magasins et l’industrie, les grands gagnants de la création d’emplois sont les employeurs, les grands gagnants du « développement » via le PAC (Programme d’Accélération de la Croissance) et les méga-événements sont les concessionnaires. Mais une gauche qui s’oppose au Pró-Uni, par exemple, ne conquerra pas l’actuelle assise électorale du lulisme. Et pas seulement à cause d’une simple difficulté à communiquer, comme si l’unique compétence de Lula était le fait d’user de métaphores populaires et de parler une langue que les gens comprennent.

Pour l’instant, les futurs leaderships de la gauche semblent graviter autour du PT. Qu’est-ce qui viendra après ? Nous ne savons pas jusqu’où le coup d’Etat parviendra à aller. La gauche doit continuer d’exister, que le coup d’Etat soit pleinement consommé ou non. Nous ne savons pas si ce sera au sein ou à l’extérieur du PT, ou même à l’extérieur des partis institutionnalisés, mais le leadership de Lula devra être dépassé par une force politique qui ne se contente pas d’ « attirer ses supporters » parmi les secteurs populaires et de « donner des réponses » à leurs aspirations, mais qui s’ouvre pour que ces secteurs soient de facto protagonistes d’un nouveau mouvement politique. Au-delà de ses métaphores et de sa verbe spontanée, c’est la connexion de Lula avec son passé de migrant, d’ouvrier et de syndicaliste qui lui donne une si grande capacité à dialoguer avec la population. Lula a été le fils de l’un des cycles de modernisation conservatrice que le pays a vécu au XXe siècle. Au pouvoir, il a ouvert un autre cycle, qui laisse également des millions d’ « enfants ». Ce ne sont pas les cadres politiques et intellectuels de la gauche traditionnelle qui seront les protagonistes de la succession de Lula par la gauche.

[1Ces coupes font référence à la diminution, par Dilma, des concessions attribuées à la coalition gouvernementale en l’échange de l’appui de cette dernière.

[2Fait référence aux gouvernements successifs de Luiz Inácio Lula da Silva.

[3La Furnas est une filiale de l’Eletrobrás, grande entreprise énergétique publique brésilienne.

[4Le pétisme fait référence à l’idéologie du PT (Parti des Travailleurs).

[5La Bolsa Família (Bourse Famille) est l’équivalent brésilien de nos allocations familiales. Instaurée sous Lula, elle est critiquée par une partie des élites qui la surnomment la « bourse vagabond ».

[6Selon de récents sondages, Lula aurait de grandes chances de remporter les élections présidentielles de 2018.

[7Les pró-unistas sont ceux qui ont bénéficié du programme public « ProUni » (Programme Université pour tous) qui distribue des bourses permettant l’accès à des universités privées.

[8Les cotistas sont les étudiants qui ont bénéficié de la politique des « quotas », instituée par Lula, qui réserve une proportion de places dans les grandes universités publiques pour les étudiants noirs et métisses.

[9En 2013, une loi est venue régir le statut des employé-e-s domestiques, dont le travail s’apparentait très souvent, jusque là, à du travail esclavagiste. Cette loi est peut-être la seule qui reflète une certaine « perte » de privilèges pour les élites : il devient alors moins « facile » de trouver des employées acceptant de travailler 24H/24 et de loger dans la chambre de bonne, pour un salaire dérisoire.

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