La liberté de pensée est menacée dans les universités brésiliennes. Commentaires sur le rapport international Free to Think 2019

 | Par Luiza Caires

Les attaques et menaces subies par les étudiants et les chercheurs heurtent les valeurs fondamentales de l’Université

Par Luiza Caires
Traduction Autres Brésils

Des étudiants et des professeurs d’universités publiques protestent contre les agressions et les amputations de crédits dans l’éducation - Photo : UFPR via Facebook

Le Brésil est entré sur une liste de pays où la liberté de pensée dans les universités est menacée. Cette position peu glorieuse est due à une augmentation, identifiée par les organisateurs de rapports internationaux, de pressions exercées pour motivation politique dans les institutions brésiliennes, y compris de menaces et attaques contre les étudiants appartenant à des minorités et de propositions de législation qui mettent en danger les activités et les principales valeurs des universités.

Le rapport en question est celui de Free to Think 2019, produit dans le cadre du projet Academic Freedom Monitoring (Suivi de la liberté académique) de l’organisation Scholars at Risk (SAR) à New York, EUA. Il a été publié fin novembre dans le cadre d’un rapport annuel de la SAR et passe en revue 324 attaques perpétrées dans 56 pays entre septembre 2018 et août 2019 contre des établissements d’enseignement supérieur.

Lire aussi : Cleo Manhas, Outras Palavras (22 nov 2019) L’éducation publique sous le feu d’artillerie lourde, publié initialement dans INESC (Institut d’études socio-économiques)

Le document décrit ces attaques, y compris une série d’attaques qui ont entraîné la mort d’universitaires et d’étudiants en Afghanistan ; des arrestations illégales et des poursuites judiciaires contre des universitaires, en particulier en Turquie et au Soudan ; diverses pressions sur la liberté d’expression des étudiants impliquant plus de 100 incidents documentés dans le monde ; et des restrictions à des séjours universitaires, surtout de responsables américains, en Israël et en Chine.

Une trajectoire préoccupante

Au Brésil, le rapport indique que les problèmes ont commencé à s’intensifier à la veille des dernières élections, les universités et leurs membres faisant l’objet de « fortes pressions politiques et idéologiques, y compris d’attaques physiques ». Et la situation s’est poursuivie après les élections ; rappelez-vous certains des cas qui se sont produits en 2018 [1] :

  • Une étudiante noire de l’Université de Fortaleza (UNIFOR) est harcelée par une personne non identifiée qui l’avertit que l’université n’est pas faite pour les Noirs et qu’ils vont « nettoyer l’université de son peuple » dès que Jair Bolsonaro assumera la présidence. Menacée sur WhatsApp, elle a fini par être violée près du campus. L’OAB a déclaré que c’était une attaque à caractère politique.
  • A Paraíba, la police a perquisitionné le bureau d’un syndicat de professeurs de l’Université fédérale de Campina Grande (UFCG), confisquant des livrets du « Manifeste pour la défense de la démocratie et des universités publiques » et un disque dur.
  • A l’Université de l’état de Rio de Janeiro (UERJ), le mandat ordonnait le retrait des bannières en hommage à Marielle Franco.
  • A l’Université fédérale de Grande Dourados (UFGD), un tribunal a ordonné l’annulation d’une conférence intitulée « Écraser le fascisme ».
  • Une lettre anonyme à l’Université fédérale de Pernambouc (UFPE) énumérait plus d’une vingtaine d’étudiants et de professeurs qui, selon l’auteur, seraient bannis lorsque Bolsonaro assumerait le pouvoir, notamment des chercheurs dans le domaine LGBTQ+, du genre et des drogues.
  • Ana Caroline Campagnolo, députée de l’état, a exhorté sur Facebook les étudiants de filmer leurs cours pour capter le comportement « politique partisan ou idéologique » des enseignants. Une ligne téléphonique anonyme a été mise à disposition pour les « dénonciations ».
  • Après la prise de fonction du président, des responsables, Bolsonaro y compris, ont continué à encourager les étudiants à filmer les enseignants en classe s’ils les soupçonnaient de propager des idées « de gauche ». Avec le soutien des politiciens alliés, le président a publié sur Twitter « Les enseignants doivent enseigner, pas endoctriner ».

Pour André Azevedo Fonseca, docteur en Histoire et professeur au Centre d’Education, Communication et Arts (CECA), de l’Université de l’état de Londrina (UEL), le rapport nous aide à prendre la mesure des problèmes, afin que nous ne normalisions pas les attaques subies. En ce sens, « en nous assimilant à des pays comme l’Inde, le Soudan, la Turquie, qui connaissent des problèmes similaires, on lève un drapeau rouge, qui n’est même plus un drapeau d’avertissement, pour que les gens puissent réagir à ces défis », dit-il.

Bien qu’il travaille dans une université publique de l’état du Paraná et qu’il n’en fasse pas l’expérience directement, il affirme que cela est très clair dans les universités publiques, en général. "Nous voyons quelque chose de nouveau, un projet de destruction réelle. Nous sommes tous très perplexes, certains collègues, même déprimés, devant défendre des choses fondamentales qui étaient déjà censées être consensuelles, comme l’importance de l’université pour la science et la technologie. J’ai participé à une réunion avec des conseillers en communication des universités fédérales et tout le monde a été étonné de la façon humiliante dont les recteurs sont traités lors des réunions de la MEC, dit-il.

Mauro Bertotti, professeur à l’Institut de Chimie (IQ) de l’Université fédéral de São Paulo (USP), ne pense pas que les politiques et actions gouvernementales hostiles et déclarées contre la communauté académique au Brésil soient similaires à celles mentionnées dans le rapport sur les autres pays. Cependant, dit-il, le manque de soutien fédéral à la recherche scientifique et les commentaires péjoratifs qui suivent à l’encontre de certains domaines du savoir sont clairement des manifestations qui révèlent l’ignorance du rôle des sciences fondamentales dans le progrès d’un pays et peuvent plutôt être considérés comme une agression contre la communauté universitaire.

Fonseca souligne que le rapport est exhaustif, en allant au détail de la violence contre les individus jusqu’à quelque chose qu’il considère encore plus grave, « parce que c’est structurel », qui sont les actions du gouvernement, soit dans des discours hostiles aux valeurs de l’université, disqualifiant et stigmatisant les chercheurs et étudiants, soit avec la coupe budgétaire, « un acte de traîtrise, au nom de l’urgence, mais en ne libérant les fonds qu’à la fin de l’année, quand il est plus difficile de les allouer ». Une politique qui suscite donc beaucoup d’angoisses, surtout chez les étudiants, qui se retrouvent ainsi démunis et démotivés. « Nous avons constaté une diminution de la demande d’études supérieures en cette période troublée », illustre-t-il.

A cet égard, Mauro Bertotti signale également que le climat est « d’anxiété et d’insécurité », en particulier dans les universités fédérales, et que le risque de ce processus d’étouffement de la recherche fondamentale est la « fuite des cerveaux », tant des étudiants que des chercheurs, qui finissent par trouver de meilleures options pour travailler à l’étranger.

En ce qui concerne les effets à long terme, Bertotti rappelle qu’il faut des années pour construire une culture scientifique nationale. « La formation de personnel qualifié est un processus lent, et s’il y a peu d’incitation, la masse critique pour le progrès de la science brésilienne perd de sa cohérence et de sa force ». Les conséquences, prévient-il, sont graves : « notre compétitivité est compromise et nous sommes devenus un pays sans dialogue avec les pays plus développés, avec lesquels nous aurions pu partager nos connaissances ».

Résistance

André Fonseca estime qu’il existe de nombreuses initiatives de valorisation de l’université en réponse à ce phénomène. "De nombreux collègues ont été provoqués pour essayer de réagir positivement, s’efforçant de faire de la diffusion scientifique, développant des alternatives pour rapprocher l’université de la population. Selon lui, ce besoin de rapprochement est un problème que les universités ont toujours eu, mais qu’elles n’ont pas toujours affronté avec l’intensité nécessaire, ce qui suggère qu’il devrait y avoir une convergence des efforts. L’enseignant lui-même est très actif dans la communication avec le public, maintenant un canal sur YouTube de 52 mille abonnés qui fait partie du réseau de diffusion scientifique Science Vlogs Brasil, en plus d’une chronique sur le portail HuffPost Brasil.

Mauro Bertotti affirme ne pas douter que seule une forte mobilisation des principales parties prenantes dans l’avancement d’une culture scientifique dans le pays peut inverser la situation actuelle de dévaluation de la science brésilienne. Pour lui, les acteurs en sont les professeurs d’université, les chercheurs et les étudiants, en particulier ceux des institutions publiques où la production du savoir est une valeur centrale. Le professeur de l’Institut de Chimie pense que nous nous sommes peu préoccupés de faire connaître et les activités de l’université et son importance, et donc la société et les politiciens voient ces institutions comme étrangères à la population, avec des privilèges et peu de pertinence pour le pays. « Notre travail est peu compris et peu diffusé. C’est à nous d’entreprendre des efforts pour inverser la situation », dit le professeur, qui a discuté des problèmes de l’université dans la section articles du Journal de l’Université de São Paulo.

André Fonseca souligne cependant qu’il n’est cependant pas possible de demander beaucoup plus aux professeurs et aux chercheurs, car ils sont tous déjà surchargés de travail. « Les compressions de personnel nous ont obligés à prendre en charge davantage de cours et de tâches administratives, ce qui a consommé l’énergie qui devrait être consacrée au développement des universités.

Le professeur de l’Université de l’état de Londrina (UEL) dit qu’il ne faut pas non plus tomber dans le catastrophisme, » après tout, les universités ont déjà une histoire au cours de laquelle elles ont affronté le Moyen Âge, les guerres et ont continué jusque-là, donc elles seront capables de survivre au gouvernement actuel. Toutefois, dit-il, nous ne pouvons pas être idéalistes et penser que de petites actions résoudront définitivement le problème, ni supposer que si nous ne faisons rien, la situation se réglera d’elle-même.

Dans une récente interview accordée à Ciência na Rua, le coordinateur du Centre brésilien d’analyse et de planification (CEBRAP), entité qui a subi un attentat à la bombe en 1976, se souvient que le CEBRAP lui-même "n’a pu être fondé que grâce à la très grande solidarité des gens face à la dictature. Et j’espère sincèrement que nous pourrons produire cette solidarité pour éviter le sérieux risque autoritaire que nous vivons en ce moment. Pour le professeur de l’UNICAMP, sans engagement démocratique de base, il est juste impossible de faire de la science.

Manifestation contre les coupes de crédits dans l’éducation sur l’avenue Paulista. Photo : Cecília Bastos/USP Image

L’autonomie des universités en danger

Le Free to Think 2019 contient également des déclarations qu’il juge préoccupantes, de la part de membres du gouvernement fédéral, concernant l’autonomie des universités. "Dans une interview accordée à un journal en avril 2019, par exemple, le ministre de l’Éducation Abraham Weintraub a accusé trois universités - l’Université fédérale Fluminense, l’Université fédérale de Bahia et l’Université de Brasília - de « promouvoir les ruptures » et « d’organiser des événements ridicules » au lieu de se concentrer sur les études universitaires d’excellence et a suggéré que leur financement fédéral serait réduit. Dans le même temps, Weintraub a suggéré que le gouvernement retire les ressources de départements spécifiques - philosophie et sociologie - qu’il prétend être « des cours pour des gens déjà très riches, de l’élite » en faveur d’investissements « dans des collèges générateurs de revenus : infirmiers, vétérinaires, ingénieurs et médecins », une position soutenue par le président sur Twitter.

Pour les auteurs du rapport, même si, jusqu’à sa conclusion, aucune mesure pratique n’a été identifiée en ce sens, la suggestion selon laquelle certaines idées, domaines thématiques ou universités soient désavantagées et risquent de perdre des fonds peut affecter l’autonomie de l’université et affaiblir la liberté d’expression universitaire.

Autre source de préoccupation, le décret du gouvernement Bolsonaro qui autorise le pouvoir exécutif à mettre son veto à la nomination des dirigeants d’universités et qui donne au pouvoir exécutif du gouvernement autorité pour nommer les recteurs, les vice-recteurs et autres personnels des universités fédérales. Ces représentants étaient élus à la suite de consultations publiques des différentes communautés universitaires. Ce décret porte ainsi atteinte à l’autonomie de l’université et permet aussi la politisation des nominations universitaires en établissant un cadre général d’investigation, avec l’aide de l’Agence brésilienne du renseignement, sur la vie des candidats, dont les recteurs fédéraux et directeurs.

« Depuis 2011, la Scholars At Risk (SAR) a enregistré plus de 1400 attaques contre l’enseignement supérieur dans plus de 100 pays. Ces attaques mettent à l’épreuve la liberté de chacun de soulever des questions difficiles et de partager des idées », affirme Clare Robinson, directrice juridique de la SAR. Pour elle, il est urgent que les gouvernements, les personnalités influentes de l’enseignement supérieur et de la société civile agissent pour protéger activement les communautés de l’enseignement supérieur et défendre la liberté académique.

« Les attaques contre les communautés de l’enseignement supérieur - quels que soient le lieu, l’échelle ou la portée - sont lourdes de conséquences pour toutes les sociétés, » ajoute Robert Quinn, directeur exécutif de la SAR. « Dans notre monde de plus en plus interconnecté, ces attaques érodent un espace où les universitaires, les étudiants et le grand public peuvent se réunir pour comprendre et résoudre les problèmes complexes qui nous touchent tous », résume-t-il.

Voir en ligne : Journal de l’Université fédérale de Sao Paulo

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