La guerre du bois

 | Par Ivan du Roy

Paolo Adario est coordinateur de Greenpeace en Amazonie. L’air grave, il délimite de son index un espace sur l’ample carte de l’Amazonie déployée dans la salle de réunion. La zone qu’il indique se situe entre les petites villes de Novo Progresso et São Felix Do Xingu. Une vaste région de forêts au sud de l’Etat du Pará, sur le front de la déforestation, au cœur de ce qu’on appelle ici le « no man’s land du bois ». « Bataille », « front », « no man’s land » : l’Amazonie serait-elle en guerre ? Presque. Grand reportage, premier volet.

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La prochaine bataille se déroulera ici

Un gilet pare-balles est posé sur le fauteuil du bureau de Paolo. Il est censé le porter en permanence depuis qu’il a été menacé de mort, pour la première fois en août 2001. L’immeuble de Greenpeace, situé à Manaus, ville moderne aux confluents de l’Amazone et du Rio Negro, a des allures de bunker : double grille, barbelés, vigiles, caméras de vidéosurveillance. Depuis 1999, les écologistes s’attaquent au commerce illégal de bois, plus particulièrement le trafic des essences rares. Plusieurs entreprises forestières autour de Manaus ont déjà subi les foudres de l’organisation internationale. L’année dernière, une société contrôlée par la Chine et Hong-Kong, Compensa, qui achetait du bois coupé illégalement, a dû interrompre l’activité d’une scierie à la suite d’une action coup de poing de Greenpeace.

Plus rentable que la cocaïne

« Le crime ne paie pas » : aujourd’hui encore, l’imposant graffiti décore la façade du bâtiment vide. Le long des berges, plusieurs dizaines d’énormes troncs abandonnés flottent sur le Rio Negro. Compensa a porté plainte contre Paolo Adario pour « destruction de biens ». Il a été acquitté le 2 juillet dernier. « Nos actions ont un impact, assure-t-il. Les six entreprises de Manaus que nous accusions de se livrer au commerce illégal, produisaient 450 000 m3 de bois en 1999. En 2001, leur production est tombée en dessous des 100 000 m3. »

Mais la véritable bataille se livre à 800 kilomètres au sud. A l’endroit indiqué par Paolo. Là-bas, au sud du Pará, pousse l’acajou, un bois précieux et rare dont la coupe et le transport sont interdits depuis octobre 2001. L’acajou est au commerce illégal de bois ce que la cocaïne est au trafic de drogue : une plus-value inégalée ! Un mètre cube d’acajou s’achète 10 dollars en pleine forêt. Un tronc représente environ cinq mètres cubes. Une fois travaillé en scierie et découpé en superbes planches, le mètre cube se revend 1 200 dollars aux États-Unis ou en Europe. De quoi exciter les convoitises.

Novo Progresso [Nouveau Progrès] ressemble à une ville-champignon du Far West posée sur la BR 163, la route qui relie Cuiaba (dans l’Etat du Mato Grosso) à Santarem, sur l’Amazone. Ce bourg d’à peine 30 000 âmes symbolise parfaitement la conquête de l’eldorado amazonien. Bûcherons et chercheurs d’or y côtoient éleveurs et cultivateurs. Tous viennent du sud du Brésil. Les premiers s’enfoncent dans la forêt tropicale pour y tracer des pistes par où arriveront bulldozers et camions. Les seconds rasent des milliers d’hectares pour installer leurs fazendas, version brésilienne des ranchs nord-américains. On dénombre plus de mille fermes dans la région. Environ 200 scieries forment la zone industrielle en périphérie de la ville.

Far West Amazonien

« Nouveau progrès »... Ici, pick-up et 4X4 remplacent chevaux et carrioles mais les chapeaux de cow-boys sont encore à la mode. Le soir, surtout les week-ends, lorsque les madeireiros (les forestiers) et les orpailleurs rentrent d’un rude séjour en forêt, les bars se remplissent. Des rythmes rock made in USA résonnent dans les rues. Les prostituées se parent de leur plus beau sourire de façade. Les éleveurs organisent des rodéos dans le cadre d’une fête foraine à la gloire du « nouveau progrès », leur bétail en l’occurrence. Les industriels y exposent leurs tronçonneuses dernier cri. La police militaire en profite pour mettre en scène sa brutale efficacité, sous les applaudissements du public. « Pour gagner de l’argent, il faut avoir Dieu dans son cœur », hurle le speaker qui anime le rodéo, sur fond de musique assourdissante et d’écrans géants qui diffusent des images de troupeaux de vaches, de montagnes de troncs, de bulldozers en action et de construction de nouvelles lignes électriques. C’est cela le progrès qui avance.

La journée, les camions de madeireiros vont et viennent dans la poussière pourpre des pistes. Derrière les palissades des scieries, d’impressionnants tracteurs déchargent les cargaisons de troncs ou empilent des palettes de planches qui partiront vers le sud. Les cheminées crachent une fumée de sciures. Scies mécaniques et tronçonneuses coupent et découpent encore. Chaque année, 30 millions de mètres cubes de bois sont produits en Amazonie. 85 % sont destinés au Brésil, principalement aux Etats du sud et à la mégapole de Sao Paulo. Seuls 15 %, les essences les plus intéressantes commercialement, prennent la mer vers les ports nord-américains, européens ou asiatiques. Selon une estimation de l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources renouvelables (Ibama), l’administration fédérale chargée de la gestion des forêts, plus des trois quarts du bois extrait en Amazonie provient de coupes illégales.

« Nous achetons le bois à des intermédiaires. Normalement, ils pratiquent des coupes sélectives », assure Clovis de Freitas, jeune gérant d’une scierie de Novo Progresso, appartenant à l’entreprise forestière Amazona. Ici, on fabrique principalement du contreplaqué : 30 000 m3 par jour. La déforestation ? « C’est la faute aux éleveurs. » Le problème du transport du bois qui est expédié vers le Sud par la piste BR 163 le préoccupe davantage. « Le goudron n’arrivera jamais jusqu’ici, à cause de Greenpeace et de WWF. » Le jeune entrepreneur semble de bonne foi. Il pense d’abord à son boulot. Il est juste l’un des nombreux maillons de la chaîne du déboisement où se mêlent commerce légal et illégal. La mafia du bois ressemble à un système féodal. Les multinationales s’acoquinent avec trois ou quatre « barons du bois », de grands propriétaires terriens qui possèdent des milliers d’hectares de forêt. Ces « barons » se paient les services d’intermédiaires eux-mêmes chargés de recruter des forestiers, la main d’œuvre de base. Les inspecteurs de l’Ibama ont repéré, début juin, sept zones de déboisement clandestines au sud-est de Novo Progresso. Leur taille est à la mesure de l’impunité dont bénéficient les trafiquants : ces clairières géantes s’étendent sur 5 000 hectares, la moitié de la ville de Paris. Les fonctionnaires du ministère de l’Environnement ont dressé des procès-verbaux puis ont quitté la région. Depuis, l’accès à ces zones est censé être strictement interdit. Mais personne n’est là pour vérifier.

Ricardo Araujo Lima est coordinateur exécutif de l’Ibama à Santarém, une ville aux airs de station balnéaire bâtie là où les eaux bleues du Rio Tapajos rencontrent les eaux brunes de l’Amazone. Son service a en charge une région qui s’étend sur 1 200 kilomètres, de Novo Progresso jusqu’à la forêt guyanaise. Cet ingénieur des forêts de 45 ans occupe ce poste depuis un an et demi. Triomphant quand il raconte le démantèlement de telle filière, on sent poindre le dépit lorsqu’il tente vainement de présenter l’Ibama comme une administration puissante. Ce qu’elle n’est pas. Si lui et son équipe affirment posséder une volonté de fer et se déclarent incorruptibles, ils ne disposent pas des moyens nécessaires pour assurer leur mission de « fiscalisation ». Trois mille entreprises forestières sont présentes en Amazonie. L’Ibama compte un inspecteur pour 40 000 km2, un territoire grand comme la Suisse ! Sa flottille aérienne se limite à cinq avions et hélicoptères.

Ce 10 juillet, Ricardo revient d’une descente mouvementée à 130 kilomètres au sud, sur la BR 163 qui mène à Novo Progresso. Avec le dernier 4X4 en état de marche, le coordinateur et ses adjoints sont partis à l’aube pour inspecter une scierie illégale. « Dès qu’une voiture de l’Ibama sort, les forestiers en sont informés par radio », soupire-t-il. Résultat : plusieurs barrages de troncs ont été dressés sur la piste défoncée qui mène à la scierie clandestine. Devant l’hostilité des forestiers, les inspecteurs ont dû appeler à la rescousse la police fédérale. La routine.

Entreprises de papier

En un an, l’Ibama de Santarém a fait fermer 43 sociétés écrans - la dernière ne commercialisait que de l’acajou - créées uniquement pour obtenir les indispensables ATPF : Autorisation pour le transport de produit forestier. « Quelqu’un crée une entreprise sur le papier et édite une fausse facture, comme s’il avait vendu du bois. L’entreprise qui a virtuellement acheté ce bois demande une ATPF pour le transporter. Ce procédé permet aux trafiquants de franchir en toute légalité les barrages que nous établissons avec du bois coupé illégalement. »

Retrouver les propriétaires de ces sociétés écrans démasquées s’est avéré impossible. Ils ont utilisé des faux noms piochés dans l’annuaire de Sao Paulo. Ricardo désigne la mallette noire à côté de son bureau. Elle contient la liste des prochaines entreprises forestières qui feront l’objet d’une enquête. « Je sais que les forestiers sont de plus en plus énervés contre nous. Quand, tard le soir, chez moi, le téléphone sonne, j’ai toujours une certaine appréhension avant de décrocher. Pour l’instant, à part quelques propos calomnieux dans la presse, je n’ai pas fait l’objet de menaces de mort. »

Ricardo attend beaucoup des projets high-tech développés par le gouvernement fédéral et principalement financés par la communauté internationale. A l’automne, le Système de protection forestière (Sisprof), qui comprend un fichier informatique des exploitants forestiers ou agricoles ayant déjà fraudé, devrait rendre le déboisement illégal plus difficile.

L’administration est également associée à l’Institut brésilien de recherche spatiale. Des photos satellites prises quotidiennement et analysées par un logiciel de contrôle de chaleur permettront de détecter le moindre incendie dans toute l’Amazonie. Mais le plus important est le Système de veille en Amazonie (Sivam) mis en place le 1er août. Repérer les zones de déboisement illégal, c’est bien, encore faut-il avoir des inspecteurs sous la main pour les y envoyer...

« L’immense majorité des compagnies travaillent avec du bois coupé illégalement. Elles ne paient pas d’impôt dessus, ne signent pas de contrats de travail. Le gouvernement fédéral n’a pas la capacité technique de tout contrôler. Il mène des opérations médiatiques de temps en temps. Elles ont un impact psychologique mais ne sont pas suffisantes. Le montant des amendes demeure ridicule comparé aux profits engendrés », explique Paolo Adario, de Greenpeace. Il se félicite des rapports qu’il entretient avec les inspecteurs de l’Ibama, lorsqu’ils ne sont pas corrompus.

Le militant montre un document que l’ONG a « intercepté ». Il s’agit d’un fax transmis à une entreprise espagnole par son fournisseur en Amazonie à propos d’un transport de bois. « Pour des raisons internes à notre pays, nous embarquons l’acajou comme du cèdre », précise le document dûment signé par l’entrepreneur. « Ceux-là, ils sont finis ! », promet Paolo. L’Ibama en a bien sûr été informé, les douanes brésilienne et espagnole également.

L’Union européenne a recommandé, en décembre 2001, de ne plus importer d’acajou du Brésil tant que la confusion régnait. Des cargaisons de cet or vert ont été saisies aux Etats-Unis. « Je crois que l’on a foutu le bordel dans le marché de l’acajou, se réjouit le coordinateur de Greenpeace. Nous sommes devenus une sorte de police du bois parallèle. En général, Greenpeace est plutôt connue pour créer des problèmes aux gouvernements », sourit-il.

Problème : avec les élections législatives et présidentielles prévues en octobre, tous les budgets fédéraux sont gelés à partir du 1er juillet. « Pendant six mois, il n’y aura plus aucun contrôle en Amazonie. » Cela coïncide avec la saison sèche, de septembre à décembre. C’est la période durant laquelle les bûcherons sont les plus actifs car la forêt est plus accessible. C’est aussi le moment que choisissent éleveurs et cultivateurs pour mettre le feu aux parcelles boisées pour les transformer en jachères. Cette année encore, des milliers de kilomètres carrés de forêt tropicale vont partir en fumée ou en planches.


Par Ivan du Roy

Source : Témoignage Chrétien - 28 août 2002


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