L’émergence de l’autoritarisme pluraliste

 | Par Luis Felipe Miguel

Par : Luis Felipe Miguel pour Justificando
Traduction : Maria Betânia Ferreira pour Autres Brésils
Relecture : Marie-Hélène Bernadet

L’émergence de l’autoritarisme pluraliste

Parmi les nombreuses régressions et violences, l’une d’entre elles attire l’attention : l’offensive de la Police Fédérale à l’Université Fédérale de Santa Catarina, pour faire taire toute critique sur l’opération qui a mené au suicide du recteur Luiz Carlos Cancellier, en octobre 2017. Cancellier, connu par tous à l’UFSC sous le surnom de Cau, a été arrêté et humilié par la PF. Libéré, il lui était toujours interdit d’entrer sur le campus. Quelques jours après, il s’est suicidé dans un geste désespéré pour dénoncer la violence qu’il subissait. Ceux qui le connaissaient savaient qu’il n’était pas un radical. Au contraire : historiquement lié à un parti qui avait soutenu le coup d’état, le PPS (Parti Populaire Socialiste), il a toujours été un modéré, un négociateur et un conciliateur.

La mort tragique du recteur, comme il fallait s’y attendre, a causé une révolte dans l’université. La révolte s’est aggravée au fur et à mesure que d’autres détails sur l’opération faisaient surface, et a atteint son comble avec la diffusion du rapport sur l’enquête, dans lequel on ne trouve pas une seule preuve solide du supposé complot de détournement d’argent dans l’enseignement à distance, et encore moins de la participation de Cau. À part les motivations circonstancielles liées à la figure plus que douteuse du corregedor [1] Rodolfo Hickel do Prado, l’opération à l’UFSC ne se justifie que dans l’intention de discréditer l’université publique. Le journal de l’État du Paraná, Gazeta do Povo, qui joue un rôle fort dans cette campagne, n’a pas attendu le rapport : le jour même de l’arrestation de Cau, le journal a publié un reportage qui mentionnait l’existence de preuves concernant le « coût élevé » de l’éducation supérieure publique au Brésil, qui serait une conséquence de la corruption .

L’émotion suscitée par le suicide du recteur n’a pas sensibilisé la Police Fédérale. Malgré l’absence évidente de preuves, le rapport de l’enquête maintient les accusations initiales. Aucune investigation n’a été menée au sujet des excès de l’opération. Au contraire : en décembre, la commissaire responsable, Erika Marenna, a été promue au poste de super intendante de la PF dans l’état de Sergipe. Quelques jours après la promotion de la commissaire, la PF a conduit une opération similaire à celle réalisée à l’UFSC, également spectaculaire, les policiers contraignant le recteur et sa vice-rectrice (aussi élue rectrice), parmi d’autres fonctionnaires et professeurs, à les suivre, sous des allégations ridicules. La criminalisation de la gestion universitaire est l’un des fronts dans la lutte pour la destruction de l’université publique, avec le sous-financement et la censure.

Ce qui saute aux yeux, dans le cas de l’UFSC ou de l’UFMG, c’est l’abus d’autorité de la police, qui impose des contraintes inutiles aux personnes sous investigation – d’ailleurs, sur la base d’indices fragiles ou inexistants. Cancellier, il faut le rappeler, a été arrêté avant même d’avoir été appelé à apporter des éclaircissements. La même situation s’est répétée à l’UFMG avec le recteur Jaime Arturo Ramirez et la vice-rectrice Sandra Regina Goulart Almeida.

Le pas suivant de la PF n’est pas de déterminer ce qui s’est passé, mais plutôt d’empêcher que l’abus soit dénoncé. Le professeur Áureo Moraes a été sommé de comparaître, accusé de calomnie et de diffamation et obligé d’informer l’autorité policière en cas de changement de domicile, pour avoir accordé un entretien enregistré dans un événement en solidarité avec Cau. Un autre professeur de l’UFSC, Mario de Souza Almeida, a lui aussi été sommé de « fournir des éclaircissements » sur son discours dans une cérémonie de remise de diplômes.

Criminaliser la manifestation de citoyens contre les actions des autorités est un pas sûr vers l’installation d’un État policier. Dans une interview à la presse, le directeur de la PF, le commissaire Rogério Galloro a justifié l’intimidation des professeurs par un raisonnement bizarre : “Il ne s’agit pas d’une enquête contre l’université. C’est un crime contre l’honneur”. Pour se défendre de l’accusation d’autoritarisme, il a expliqué : “Il y a d’autres moyens de protester que celui d’accuser une autorité d’abus”.

En somme, la Police Fédérale s’estime maintenant dans le droit de définir quel type de manifestation publique est autorisée ou défendue. Si la manifestation ne proteste contre personne et qu’on n’indique pas une quelconque raison pour manifester, Galloro l’autorise.

Je crois que le comportement de la PF à Santa Catarina est un indice d’une caractéristique du Brésil post-putsch. La Carte de 1988 [2] n’est plus en pleine force, ce que montrent clairement, parmi d’autres événements, la destitution illégale de la Présidente en exercice de son mandat et les manœuvres pour garantir l’emprisonnement de Lula, qui contrarient directement l’article 5 de la Constitution. Mais il n’y a pas un centre univoque d’autorité ni un nouvel ensemble de règles qui discipline l’exercice, bien que despotique, du pouvoir. À chaque instant, gagne celui qui peut le plus. Si la Cour Suprême décide de destituer le Président du Sénat, par exemple, comme en décembre 2016, mais que le Président du Sénat est fort, c’est la Cour Suprême qui cède et révoque la décision.

« Nous vivons un moment d’autoritarisme pluraliste – pour faire un peu de provocation. Plusieurs branches du Judiciaire et de l’Exécutif, les maisons législatives, le Ministère Public, les polices : chaque groupe qui considère avoir la primauté pour exercer un certain pouvoir s’évertue à l’exercer de façon incontrôlée. »

Contrairement à ce qui se passe dans les États autoritaires typiques, il n’y a pas un pouvoir incontesté qui s’impose sur les autres et règle l’exercice de l’arbitrage. Raul Jungmann, ministre de la Sécurité Publique du gouvernement Michel Temer et supérieur hiérarchique de la PF, a demandé des “éclaircissements” sur la persécution dont a été victime Áureo Moraes, mais cela n’était qu’un geste protocolaire. La corporation s’estime toute-puissante et immune à l’autorité du ministre, d’après l’interview accordée par Galloro, postérieure à la demande d’éclaircissements, où il défend les actions d’intimidation.

Il s’agit ici d’une pensée hobbesienne singulière : c’est l’ensemble des institutions politiques qui se trouve dans un état de nature. Et, peut-être parce que nous sommes dans une étape initiale du "match", où chaque institution aperçoit la possibilité d’affirmer de plus en plus son arbitrage, aucune ne semble intéressée par le rétablissement de l’État de droit.

Luis Felipe Miguel est docteur en Sciences Sociales à l’Université Estadual de Campinas (Unicamp) et professeur titulaire à l’Institut de Sciences Politiques de l’Université de Brasilia (UnB).

Voir en ligne : Justificando

[1(NT : officier de justice)

[2(NT : Constitution du Brésil)

Suivez-nous

Newsletter

Abonnez-vous à la Newletter d’Autres Brésils
>
Entrez votre adresse mail ci-dessous pour vous abonner à notre lettre d’information.
Vous-pouvez vous désinscrire à tout moment envoyant un email à l’adresse suivante : sympa@listes.autresbresils.net, en précisant en sujet : unsubscribe infolettre.

La dernière newsletter

>>> Autres Brésils vous remercie chaleureusement !

Réseaux sociaux

Flux RSS

Abonnez-vous au flux RSS