L’Amazonie est le centre du monde

 | Par Eliane Brum

Eliane Brum a fait ce plaidoyer lors du dîner de la première rencontre du « Rainforest Journalism Fund », à Manaus, en juillet. Il est aujourd’hui, 23 août 2019, republié en anglais sur The Guardian et en français sur Autres Brésils.

Traduction : Philippe ALDON pour Autres Brésils
Relecture : Du DUFFLES

Eliane Brum
12 août 2019

Je veux commencer par rappeler où nous sommes.

Et je veux rappeler que nous sommes au centre du monde. Ce n’est pas une expression rhétorique. Ce n’est pas non plus une tentative d’effet de rhétorique. A l’heure où la planète vit un effondrement climatique, la forêt amazonienne est effectivement le centre du monde. Ou, du moins, c’est l’un des principaux centres du monde. Si nous ne comprenons pas cela, nous ne pouvons pas faire face au défi climatique.

C’est exactement la raison pour laquelle nous avons installé notre corps ici, dans cette ville, Manaus, capitale de l’Amazonas, état du Brésil, un pays qui abrite environ 60% de l’Amazonie. Manaus est autant une forêt en ruines que les ruines d’une idée de pays. Manaus peut être considérée comme la sculpture vivante d’un conflit commencé en 1500, avec l’invasion européenne qui a causé la mort de centaines de milliers d’hommes et de femmes indigènes et l’extinction de dizaines de peuples. Aujourd’hui, en 2019, nous assistons au début d’un nouveau chapitre, désastreux.

Le Brésil est un grand bâtisseur de ruines. Le Brésil a construit des ruines aux dimensions continentales depuis qu’il a commencé à être inventé par les Européens au XVIe siècle. En ce moment, une forme de vie prédatrice appelée bolsonarisme a pris le pouvoir de manière quasi totale et totalitaire au Brésil. Le projet principal du bolsonarisme est précisément de construire des ruines dans la forêt amazonienne avec méthode et rapidité. C’est pourquoi, pour la première fois depuis la redémocratisation du pays, nous avons un ministre contre l’environnement.

Aucun ministre de l’Environnement des 30 dernières années n’a eu l’autonomie dont Ricardo Salles, le ministre contre l’Environnement, a déjà fait preuve. C’est le garçon de course de l’agronégoce prédateur, responsable de la majorité des morts dans les campagnes et dans les forêts et qui est aussi la plus grande force de destruction au Brésil. Ce n’est pas d’aujourd’hui, que les ruralistes sont au gouvernement. Ils ont toujours fait partie du gouvernement, officiellement ou non. Aujourd’hui, ils sont le Gouvernement.

Le principal projet de pouvoir du bolsonarisme est de convertir les terres publiques qui servent à tous, dans la mesure où elles garantissent la préservation des biomasses naturelles et la vie des peuples originaux, en terres privées pour le profit de quelques-uns. Ces terres, dont la plupart se trouvent dans la forêt amazonienne, sont les terres publiques dont les peuples autochtones ont l’usufruit, les terres publiques occupées par les riverains (ceux qui vivent de la pêche, de la collecte du latex, des noix et autres fruits des forêts depuis plus d’un siècle) et les terres à usage collectif des quilombolas (descendants des esclaves rebelles qui ont acquis leurs droits aux territoires occupés par leurs ancêtres).

Les affrontements entre les différents groupes qui sont installés au gouvernement sont constants, notamment parce que le gouvernement Bolsonaro a pour stratégie de simuler sa propre opposition, occupant ainsi tous les espaces. L’ouverture des terres protégées des peuples autochtones et l’ouverture des aires de conservation émergent cependant comme un consensus. La transformation de la plus grande forêt tropicale de la planète en bœufs, soja et exploitation minière ne fait l’objet d’aucune querelle. Certaines des voix légèrement dissonantes ont déjà été éliminées du gouvernement.

Le bolsonarisme va bien au-delà de la créature qui lui donne son nom. Finalement, à un moment donné, le bolsonarisme pourra même se passer de Jair Bolsonaro. Le bolsonarisme, intimement lié à la crise mondiale des démocraties, influence l’ensemble de la région amazonienne, de sorte que des personnalités qui sont restées dans les égouts pendant des années, voire des décennies, émergent maintenant dans d’autres pays d’Amérique latine où le sort de la plus grande forêt tropicale du monde est également en train de se décider. Le bolsonarisme, il est important de le répéter, ne constitue pas seulement une menace pour le Brésil, mais aussi pour la planète. Et ce précisément parce qu’il détruit la forêt stratégique pour le contrôle du réchauffement climatique.

Comment pouvons-nous résister à cette terrible force de destruction, à cette force de destruction extrêmement compétente ?

Pour pouvoir résister, nous devons devenir forêt - et résister comme une forêt. Comme une forêt qui sait qu’elle porte en elle ses ruines, qu’elle porte en elle aussi bien ce qu’elle est que ce qu’elle n’est plus. Il me semble que c’est ce sentiment politico-affectif qu’il nous faut concrétiser pour donner un sens à notre action. Pour cela, nous devons déplacer certaines plaques tectoniques de notre propre pensée. Nous devons nous décoloniser.

Le fait que l’Amazonie soit encore perçue comme un lieu lointain et aussi - ou surtout - comme une périphérie donne la dimension de la stupidité de la culture occidentale blanche, de formatage d’abord européen puis nord-américain, cette stupidité qui façonne et forme les élites politiques et économiques du monde et du Brésil également. Et, en partie, les élites intellectuelles du Brésil et de la planète. Croire que l’Amazonie est lointaine, que l’Amazonie est périphérique, alors que toute possibilité de contrôle du réchauffement climatique n’est possible qu’avec la forêt vivante, est une ignorance aux proportions continentales. La forêt est la proximité la plus proche que nous ayons tous ici. Et le fait que beaucoup d’entre nous se sentent loin alors que nous sommes ici ne fait que montrer à quel point notre regard est contaminé, formaté et déformé. Colonisé.

Il y a quelques jours, je discutais avec des procureurs et des défenseurs publics qui venaient d’arriver dans des villes de l’intérieur de l’Amazonie. C’était leur premier poste. Parce que c’est la logique. L’Amazonie est l’épicentre des conflits, mais pour contrôler l’État et défendre les droits des plus démunis, les institutions envoient les inexpérimentés complets. Certains d’entre eux - pas tous - interprètent cette affectation dans une région amazonienne comme un test ou même une punition, un calvaire qu’ils doivent subir pour avoir un poste « décent ». Certains d’entre eux - pas tous - ont hâte d’avoir ce qu’on appelle un « retrait » et de laisser derrière eux ce mauvais voyage. Et ce n’est pas leur faute, ou ce n’est pas seulement leur faute, parce que c’est la logique des institutions, c’est le regard sur l’Amazonie.

Heureusement, certains d’entre eux réalisent l’importance de leur rôle, apprennent, comprennent, demeurent et deviennent des fonctionnaires essentiels dans la lutte pour les droits dans des régions où les droits n’ont que peu ou pas de valeur.
Je leur ai rappelé que, comme moi, ils étaient privilégiés. Ils étaient au centre du monde. Ils étaient dans le meilleur endroit pour ceux qui avaient choisi cette profession. Mais ils devraient travailler dur pour vaincre leur ignorance, comme je le fais tous les jours pour vaincre la mienne. C’était la population locale, c’étaient les gens de la forêt qui devaient faire preuve d’une patience énorme pour leur expliquer ce qu’ils avaient besoin de savoir, puisqu’ils ne savaient rien ou presque à leur arrivée ici. Le même principe s’applique aux journalistes et aux scientifiques.

Si nous nous rencontrons ici en pensant que nous sommes spéciaux parce que nous nous préoccupons de la forêt, nous n’aurons rien compris. Si nous nous comprenons nous-mêmes - nous, journalistes, scientifiques, blancs, bien au-delà de la couleur de notre peau -, comme ceux qui quittent le confort de leur foyer dans les villes « développées » et supposément avec plus de possibilités de loisirs et de culture pour être solidaires des peuples forestiers, nous n’aurons rien compris non plus. S’il y a une vérité, elle est dans les ruines. La seule vérité, ce sont les ruines.

Pendant plus de deux décennies, j’ai déménagé dans les différentes régions de l’Amazonie, puis je suis retourné à Porto Alegre, d’abord, puis à São Paulo, où je vivais. En 2017, j’ai déménagé à Altamira, pour cesser d’être une « envoyée spéciale » en Amazonie, pour changer le point de vue que j’avais sur le Brésil et la planète et pour être cohérente avec la conviction que la forêt est le centre du monde.
Quand je suis arrivée, j’ai eu du mal à louer une maison. Certaines des maisons que j’aimais appartenaient à des accapareurs de terres et/ou à des commanditaires de crimes contre les peuples de la forêt et les petits agriculteurs. Parce qu’ici, au centre du monde, la relation est directe. Ce n’est pas que les propriétaires de maisons, d’appartements, d’hôtels et de condominiums à São Paulo sont plus « propres », c’est que la distance entre le crime et le bout de la chaîne est plus longue et a plus d’intermédiaires.

Dans les grandes villes du Brésil et du monde, nous sommes tenus à l’écart des morts dont nos petits actes quotidiens sont complices, nous avons le privilège de ne pas être obligés de remettre en cause l’origine des vêtements que nous portons ou l’origine des aliments que nous mangeons. Ici, en Amazonie, si vous mangez du bœuf, vous êtes sûr que c’est un bœuf de déforestation. Si vous achetez du bois, vous savez qu’il n’y a (presque) pas de bois effectivement légal au Brésil. Si vous achetez une table ou une armoire, vous regarderez ces meubles et penserez qu’ils ont probablement été fabriqués à partir de bois arrachés à des terres indigènes ou d’une réserve d’extraction minière. Ici, au centre du monde, la relation avec la mort de la forêt et des peuples de la forêt, ainsi qu’avec la mort de familles de paysans, est directe. C’est incontournable. Et nous ne pouvons vivre qu’en portant consciemment tant nos contradictions que nos ruines.

Par conséquent, nous devons également faire face à la contradiction d’être ici, en l’occurrence, financés par des fonds de la Norvège. La Norvège soutient également majoritairement le Fonds amazonien, actuellement attaqué par le gouvernement de Bolsonaro. La continuité du Fonds Amazonien, principal bailleur de fonds de la protection des forêts, est essentielle pour arrêter, même si ce n’est que de façon minimale, la destruction accélérée de la biomasse. Ce fait ne nous dispense toutefois pas de la nécessité de tenir compte du fait que le Rainforest Journalism Fund est largement financé par l’argent du pétrole, puisque la Norvège est le premier producteur de pétrole en Europe. La Norvège a également un intérêt dans les fronts de destruction de l’Amazonie, comme la société Hydro Alunorte, qui a contaminé les rivières Barcarena au Pará. Nous ne pouvons que continuer à faire face à toutes ces contradictions - et ne pas les fuir. Et exiger de la Norvège de meilleures pratiques et plus de cohérence.

Je pense que nous sommes arrivés ici par des chemins différents, et pas seulement ceux qui sont venus de l’extérieur, mais aussi ceux qui se sont déjà placés géographiquement ici, sur ce territoire, parce que nous savons que notre vie en dépend. Même si ce n’est pas encore un sentiment - ou même une pensée - que chacun peut nommer. Nous ne sommes pas ici pour aider les peuples de la forêt, à raconter ce qui se passe ici, au monde là-bas, mais nous sommes ici pour leur demander humblement s’ils nous acceptent à leurs côtés dans cette lutte.

C’est nous qui avons besoin de l’aide des gens de la forêt. C’est eux qui savent comment vivre malgré les ruines. Ce sont eux qui ont l’expérience sur la façon de résister aux grandes forces de destruction. Pour que nous ayons une chance de produire un mouvement de résistance, nous devons comprendre que, dans cette lutte, nous ne sommes pas les protagonistes.

Sans comprendre notre place dans cette lutte et sans être prêt à partager le peu de pouvoir que nous avons, ou même à abandonner ce pouvoir, je crois qu’il sera très difficile de produire un véritable mouvement. Cette fois, c’est nous qui devons nous laisser occuper, laisser notre corps être affecté par d’autres expériences d’essence et d’existence sur cette planète. Non en tant que violence, comme ce fut le cas de la colonisation de l’Amazonie et de ses peuples, laquelle est en cours jusqu’à aujourd’hui et qui s’accélère de plus en plus. Mais cette fois-ci, en tant qu’échange, en tant que mélange, en tant que relation amoureuse, en tant que sexe consenti.

Je reproduis ici un discours du philosophe Peter Pál Pelbart qui fait cette synthèse de manière brillante : «  Peut-être le défi est-il d’abandonner la dialectique du Même et de l’Autre, de l’Identité et de l’Altérité, et de sauver la logique de la Multiplicité. Il ne s’agit plus seulement de mon droit d’être différent de l’Autre ou du droit de l’Autre d’être différent de moi, préservant en tout cas une opposition entre nous. Il ne s’agit même pas d’une relation de coexistence pacifique entre nous, où chacun est lié à son identité comme un chien à un poteau, et donc enfermé dans son propre être. Il s’agit de quelque chose de plus radical, dans ces rencontres, d’embarquer et d’assumer aussi des traces de l’autre, et avec cela parfois même de se différencier de soi, de se détacher de soi, de se détacher de sa propre identité et de construire sa dérive insolite ».

Pendant longtemps, nous, journalistes et scientifiques occidentaux blancs, et quand je fais référence aux blancs occidentaux, je fais référence à une façon de penser et d’habiter ce monde, nous utilisons les peuples de la forêt uniquement comme sources de notre travail. Les scientifiques dans tous les domaines, et aussi dans les sciences humaines, ont fait leur carrière à partir des connaissances des peuples de la forêt en les citant dans leurs travaux académiques, quand ils les ont cités, seulement en tant qu’ « informateurs ».

Bien que cette pratique soit encore largement répandue dans la production scientifique, beaucoup commencent déjà à comprendre qu’il n’est plus possible sur le plan éthique de le faire. Les peuples des forêts doivent être reconnus, au moins en tant que coauteurs. Les intellectuels, tout comme les scientifiques, ne se limitent pas au monde universitaire. Les intellectuels et les scientifiques sont aussi - et beaucoup - dans la forêt.

C’est ce que beaucoup d’intellectuels autochtones disent partout dans le monde en ce moment. Au Brésil, le travail le plus expressif de coauteur entre un intellectuel académique et un intellectuel forestier est « La chute du ciel », résultat d’un partenariat efficace et réel, de respect mutuel et d’apprentissage mutuel, entre Davi Kopenawa, intellectuel Yanomami, et Bruce Albert, un anthropologue français.

Le débat le plus fondamental que nous devons entreprendre dans le journalisme est peut-être celui de savoir comment ce défi éthique et aussi esthétique peut occuper la production journalistique à ce moment crucial. Comment collaborer avec les peuples de la forêt pour envahir et occuper le journalisme à partir de leurs propres expériences - et pas seulement en se laissant formater par notre modèle de presse. Cela, me semble-t-il, ne devrait pas seulement être une occupation de l’espace, avec des indigènes, des riverains et des quilombolas qui font du journalisme. Elle doit aussi être une transformation de l’espace, du travail journalistique lui-même.

L’un des moyens d’amorcer ce mouvement au sein du Rainforest Journalism Fund est de stimuler la cocréation de projets de reportage, car la façon la plus efficace d’occuper les espaces du pouvoir est... d’occuper les espaces du pouvoir. Et, encore une fois, nous devons accepter ce défi non pas parce que nous sommes cool ou par concession ou faveur - et même pas parce que c’est la bonne chose à faire - mais parce que nous devons beaucoup apprendre et que nous pouvons enseigner. Nous devons nous inventer d’une autre manière si nous voulons avoir une chance d’affronter ce moment où l’espèce humaine est elle-même devenue la catastrophe qu’elle redoutait.

Bolsonaro n’est pas seulement une menace pour l’Amazonie. C’est une menace pour la planète précisément parce que c’est une menace pour l’Amazonie. Face à cette force de destruction accélérée qu’est le bolsonarisme, nous, de toutes les nationalités, devons faire comme les esclaves africains qui se sont rebellés contre l’oppresseur. Nous devons faire le point. Et comme nous ne savons pas comment faire cela, nous devrons avoir l’humilité d’apprendre de ceux qui savent.

Le meilleur - et le plus puissant - du Brésil actuel et de l’Amazonie, dans toutes les régions, ce sont les périphéries qui revendiquent la place au centre. Notre meilleure chance est d’unir les forces du vrai centre du monde où l’on se dispute pour l’avenir, parfois à balles réelles.

C’est à ce mouvement que nous, journalistes et scientifiques, devons humblement servir. J’espère que les peuples de la forêt pourront, après tout ce que nous avons fait contre leur corps, nous accepter à leurs côtés dans la lutte.

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Plaidoyer de la journaliste, écrivaine et documentariste Eliane Brum, membre du comité fondateur, consultante et juge du Rainforest Journalism Fund, qui finance des reportages en Amazonie et autres forêts tropicales, en partenariat avec le Pulitzer Center. Le plaidoyer a eu lieu le 12 juillet 2019 à Manaus (Amazonas/Brésil), lors d’un dîner en présence de journalistes réunis pour la première rencontre du Rainforest Journalism Fund et de scientifiques participant au Sciencetelling Bootcamp & Explorer Spotlight, du National Geographic Society.

Texte originellement publié le 12 juillet 2019 sur El País Brasil ; il est également disponible en anglais.

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Eliane Brum est écrivain, journaliste et documentariste. Autrice des livres de non-fiction Coluna Prestes - o Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, A Menina Quebrada, Meus Desacontecimentos, et des romans Uma Duas. Page web : desacontecimentos.com. E-mail : elianebrum.coluna@gmail.com. Twitter : @brumelianebrum / Facebook : @brumelianebrum.

Voir en ligne : El País Brasil

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