« Je ne parlerai pas ! » (5)

 | Par Marilena Chaui

Paradoxalement, je ne suis pas pour autant restée en dehors des médias : les journaux, les radios, les télévisions m’ont sollicitée tous les jours pour des interviews et des articles ; n’ayant pas commenté la matière journalistique « Le silence des intellectuels », on a repris des extraits de mes anciens articles ; les coupures sur le PT et ses intellectuels étaient, généralement, illustrés par une photo de moi, même si je n’avait rien à voir avec l’information. Finalement, quand les journées sur "le silence des intellectuels" ont commencé, un journal a mis ma photo avec le titre « Je ne parlerai pas » en majuscules (réponse que j’avais donnée à un journaliste qui voulait une interview lors de la réunion des intellectuels du PT avec Tarso Genro à São Paulo) et le journaliste avait conclu son article en disant que le silence des intellectuels du PT était, en réalité, celui de Marilena Chaui, et qu’il serait rompu avec la conférence [« Les journées d’études exposent le malaise et le silence de l’académie », reportage de la Folha du 21/08/2005].

Résultat : les journaux et les revues, avec ma photo, n’ont pas écrit une seule ligne sur la conférence, mais ils ont pioché quelques extraits des débats, sans mentionner les questions ni donner les réponses dans leur intégralité et dans le contexte, en m’attribuant un discours que je n’avait jamais donné tel qu’il était présenté.

Ils ont interviewé des membres du PSDB (même les vestales de la République, Álvaro Dias et Artur Virgílio !!!), en demandant leur avis sur ce que eux avaient décidé que j’avais dit. Et les interviewés l’ont donné !!! Dans un journal de Rio de Janeiro et dans un de São Paulo, FHC [Fernando Henrique Cardoso] fait une perle, en déclarant que, ne comprenant pas Spinoza, il n’écrit pas et ne parle pas de lui, et que moi, comme je ne comprend pas la politique, je ne devrais pas en parler. Comme vous pouvez le voir, le principe démocratique, selon lequel tous les citoyens sont politiquement compétents, a été mis au rebut.

Qu’est-ce que cela signifie ? Je laisse de côté le fait d’être une femme, intellectuelle et membre du PT (bien que cela soit essentiel), pour simplement prendre en compte la relation avec moi. Les médias sont en train d’envoyer le message suivant : « Nous sommes omnipotents et nous faisons parler votre silence. Alors parlez pour de bon ! » C’est un ordre, une injonction du plus fort au plus faible. Ce n’est pas une relation de pouvoir mais bien de force. Vous savez que la différence entre l’ordre humain, l’ordre physique et l’ordre biologique (pour employer les expressions de Merleau-Ponty[philosophe français, 1908-1961] relève du fait que les deux dernières sont des ordres de présence alors que le premier agit dans l’absence. Les lois physiques se réfèrent aux relations actuelles entre les choses ; les normes biologiques se réfèrent à la capacité d’adaptation de l’organisme avec ce qui lui est présenté ; mais l’ordre humain est celui du symbolique, c’est-à-dire, de la capacité à entrer en relation avec l’absence.

C’est le monde du travail, de l’histoire et du langage. Nous sommes humains parce que le travail nie l’immédiateté de la chose naturelle, parce que la conscience de la temporalité nous conduit à ce qui n’est plus (le passé) et à ce qui n’est pas encore (le futur), et parce que le langage, puissance pour affirmer l’absence, se dresse contre notre violence animale et contre l’usage de la force, annonçant la relation avec l’autre comme intersubjectivité. Dans un magnifique essai sur "L’expérience limite", Blanchot [Maurice Blanchot, écrivain et critique français, 1907-2003] situe l’endroit précis où émerge la violence dans la torture d’un être humain. La violence n’est pas uniquement dans les supplices physiques et psychiques que subit le torturé ; elle se situe bien plus profondément dans le fait horrible que le tortionnaire veuille obliger le torturé à lui donner le don le plus précieux de sa condition humaine : une parole vraie. JE NE PARLERAI PAS.

Vous avez déjà lu La Boétie [Etienne de La Boétie, philosophe français, 1530-1563, ami du philosophe Michel de Montaigne]. Vous savez que la servitude volontaire est le désir de servir les supérieurs pour être servi par les inférieurs. C’est une toile de relation de forces, qui s’étend verticalement dans la société sous forme de commandement et d’obéissance. Mais vous vous rappelez aussi ce que dit La Boétie sur la lutte contre la servitude volontaire : il n’est pas besoin d’ôter quelque chose au dominateur, il suffit de ne pas lui donner ce qu’il veut. JE NE PARLERAI PAS.

La liberté n’est pas un choix entre plusieurs possibles, mais la force de l’âme à ne pas être déterminée par des forces extérieures et la puissance intérieure à se déterminer soi-même. La liberté, refus de l’hétéronomie, est l’autonomie. Je parlerai quand ma liberté aura décidé que l’heure de parler est venue.

Lettre de Marilena Chaui à ses élèves - 31/08/05

Publiée dans A Folha de Sao Paulo - 21/09/05

Traduction : Sandrine Lartoux pour Autres Brésils

Suivez-nous

Newsletter

Abonnez-vous à la Newletter d’Autres Brésils
>
Entrez votre adresse mail ci-dessous pour vous abonner à notre lettre d’information.
Vous-pouvez vous désinscrire à tout moment envoyant un email à l’adresse suivante : sympa@listes.autresbresils.net, en précisant en sujet : unsubscribe infolettre.

La dernière newsletter

>>> Autres Brésils vous remercie chaleureusement !

Réseaux sociaux

Flux RSS

Abonnez-vous au flux RSS