Interview : Daniel Munduruku, référence de la littérature autochtone

 | Par Bruno Ribeiro

Source : Consciencia.net - le 05/02/2010

Traduction pour Autres Brésils : Pascale VIGIER
(Relecture : Piera SIMON-CHAIX)

Auteur de plus de 30 livres portant sur la culture des peuples autochtones, Daniel Munduruku est considéré comme l’un des écrivains les plus influents de la littérature indigène actuelle produite au Brésil. De formation philosophique, avec une licence en histoire et un doctorat en éducation de l’Université de São Paulo (USP), il affirme que l’école au Brésil reproduit encore une vision soigneusement construite par les colonisateurs du 16ème siècle. Vision qui, selon lui, serait responsable du préjugé envers les Indiens.

Président de l’Institut Indigène Brésilien pour la Propriété Intellectuelle (Inbrapi), ONG tournée vers la protection des savoirs traditionnels des villages, Munduruku a également été professeur dans l’enseignement public et dans l’enseignement privé, où il a enseigné à des enfants et à des adolescents. Parmi les livres qu’il a écrits pour le public juvénile, citons Coisas de Índio, O Sinal do Pajé [1] et Meu Vô Apolinário (Choses d’Indien, Le signal du Pajé, Mon Grand-père Apolinário [2]) – qui a remporté la mention d’honneur du Prix Unesco de Littérature pour Enfants et Adolescents au service de la Tolérance.

Dans O Banquete dos Deuses – Conversa sobre a origem e a cultura brasileira (Le Banquet des Dieux – Conversation sur l’origine et la culture brésilienne), écrit en 2000 et réédité cette année par les éditions Global, l’auteur se penche sur la problématique du préjugé existant dans la salle de classe, enquête sur la vision altérée que les professeurs donnent des peuples indigènes et indique des voies pour une éducation humaniste au Brésil. « Mon souci principal est de libérer les enfants de ce préjugé », dit-il.

Commandeur de l’Ordre du Mérite Culturel de la Présidence de la République, Daniel Munduruku est constamment invité à donner des conférences et des séminaires en Europe et maintient un blog sur internet (voir en portugais : http://www.danielmunduruku.com.br/). Né le 28 février 1964 à Belém do Pará, il est marié à Tânia Mara, avec qui il a trois enfants, Gabriela, Lucas et Beatriz. Je l’ai interviewé depuis sa maison, dans la ville de Lorena, à l’intérieur de l’état de São Paulo.

Bruno Ribeiro – Dans votre livre O Banquete dos Deuses, vous abordez le problème du préjugé envers l’Indien. D’où vient notre difficulté à accepter ou à assumer la culture indigène comme faisant partie de la culture nationale, c’est-à-dire, de notre propre identité ?
Daniel Munduruku – Ce livre a été écrit pour fournir un appui aux professeurs en salle de cours et pour les aider à comprendre ce que sont les peuples indigènes. C’est un support didactique et philosophique qui cherche à comprendre le Brésil avec affection, mais aussi, sens critique. Selon ma vision, le grand problème du brésilien est d’avoir honte de son « ancestralité », parce que notre « ancestralité » évoque les peuples indigènes et africains. Quand notre peuple se regarde dans le miroir, il voit un passé qu’il renie, parce qu’il a été éduqué à le renier.

Le préjugé, en ce cas, serait le fruit de l’éducation que nous recevons à la maison et à l’école ?

Durant longtemps, l’éducation a été un instrument stratégique important de l’État brésilien pour nier l’existence des peuples indigènes. Nous sommes éduqués à reproduire l’image de l’indigène transmise au 16ème siècle, c’est-à-dire une image qui renforce la vision stéréotypée créée par les colonisateurs.

Comment vous-même, quand vous étiez étudiant, appréhendiez-vous l’image négative qui était transmise par l’école concernant les Indiens ?

J’ai fréquenté l’école pendant la dictature militaire, dans les années 70. À cette époque, les informations auxquelles j’avais accès en classe insinuaient que l’Indien était attardé, que l’Indien était pauvre, que l’Indien était sauvage... J’en subissais l’impact très violemment. Je me suis mis à avoir honte de ma figure, de ma chevelure, de mon origine... Je ne voulais plus être un Indien.

Vous dites que la vision négative de l’indigène a été renforcée par le régime militaire. Pourquoi ?

Le gouvernement voyait l’indigène comme un facteur de retardement au progrès du pays quand il a commencé à ouvrir des routes en Amazonie. Parce que les peuples indigènes étaient dans les secteurs où les routes devaient passer, ou parce qu’ils étaient sur des terres que le gouvernement avait vendues aux investisseurs étrangers. Il était nécessaire d’exterminer les Indiens pour que l’Amazonie se « modernise ». Ceux qu’ils n’arrivaient pas à exterminer devaient être « incorporés » à la société, c’est-à-dire « éduqués » comme des blancs, ils devaient être « civilisés » de force. Le discours n’était pas explicite, mais l’école reproduisait cette idée.

Et cette idée persiste jusqu’à nos jours ?

Jusqu’à nos jours. J’ai l’habitude de dire que le Brésil est un pays dans l’adolescence. Il n’est pas vieux comme l’Europe, mais n’est pas non plus un enfant. C’est un adolescent et, comme tel, il vit une crise d’identité.

Vous venez de raconter que vous aussi vous avez vécu une crise d’identité dans votre adolescence, quand vous vous êtes mis à avoir honte de votre origine. Comment avez-vous récupéré votre orgueil et valorisé votre culture ?

Dans les aller et venues du village à la ville – j’étudiais à Belém, dans l’état du Pará – je me suis mis à comprendre qu’il y avait un abîme culturel entre ces deux réalités. J’ai vu que même si je pouvais abandonner mon village, je ne pouvais pas abandonner mon enracinement. Celui qui a changé la vision négative que je me faisais de moi-même, ça a été mon grand-père Apolinário. Il est clair que ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais mon grand-père m’a montré, parfois avec des mots savants, parfois seulement avec le silence, que cette famille-là était la mienne et que loin d’elle je serais malheureux. C’est avec mon grand-père que j’ai appris la valeur de « l’ancestralité ».

De quelle manière l’État et les professeurs pourraient-ils travailler afin de combattre ce préjugé ?

Le gouvernement de Lula a accompli sa part. Par exemple : la loi qui oblige les écoles à inclure l’histoire afro-brésilienne et indigène dans le cursus des études. Les effets de cette loi ne peuvent pas encore se faire sentir, mais à moyen terme, les générations auront moins de préjugés, avec plus de sens critique. Maintenant, il faut comprendre que l’école n’est pas tout dans la vie. Elle aide les gens à mieux comprendre le monde, mais ne sert à rien si elle continue à ne former qu’en vue du marché du travail. Si nous voulons transformer la réalité, nous devons en passer par une autre expérience que l’école ne nous apprend pas.

Cette autre expérience, quelle serait-elle ?

J’ai appris avec mon peuple qu’éduquer, c’est faire rêver. Dans la société moderne occidentale, les rêves restent prisonniers au-dedans des enfants. Parce que, pour la société, apprendre c’est demeurer enfermé dans une salle en écoutant quelqu’un parler d’un tas de choses qui n’intéressent pas. L’école de la ville n’apprend à personne à être bon. Elle apprend à l’enfant à lutter, autrement dit, elle n’éduque pas pour la vie, mais pour le marché du travail. C’est l’éducation de la famille qui fera en sorte qu’un homme soit bon.

Une bonne éducation passe-t-elle par une conscience de l’environnement ?

Je ne crois pas. Parce que l’idée-même de « développement durable » est basée sur la culpabilité. Avoir une « conscience environnementale » signifie que vous considérez qu’il faut exploiter l’environnement. Il n’existe pas de moyens plus ou moins nocifs d’exploiter la nature. Vous auriez à changer radicalement la vision que vous avez du progrès, du développement, de la consommation et de la propriété. L’être humain a besoin de se sentir intégré à la planète Terre.

La présence des nouvelles technologies est de plus en plus grande dans les villages. Comment les jeunes indigènes utilisent-ils internet et la télévision ? Ces instruments représentent-ils une menace pour « l’ancestralité » ?

Dans les faits, parce que l’internet et la télévision sont contaminées par le préjugé, par les modèles esthétiques et par les valeurs de la ville. Mais nous ne pouvons pas condamner uniquement la technologie, puisqu’elle aide aussi à améliorer la vie des villages. Aujourd’hui les indigènes n’ont pas besoin de sortir de chez eux pour accéder à l’information, comme j’avais à le faire dans le passé. Ils se servent d’internet, sont connectés au monde extérieur, mais continuent à maintenir leur culture parce qu’ils sont insérés dans le quotidien de leur village. Je connais des universitaires indigènes qui habitent en ville et conservent une mentalité tout à fait ancestrale. La majorité manifeste le désir de retourner au village après s’être formée.

Les gens sont-ils encore surpris en découvrant qu’un Indien peut fréquenter l’université et posséder voiture, internet et téléphone portable ?

Oui, beaucoup se figurent encore l’Indien comme un être sauvage, qui se balade nu au milieu de la campagne et, parfois, mange de la chair humaine pour ne pas en perdre l’habitude (rires). Dans mon livre, je raconte une situation que j’ai vécue dans le métro de São Paulo. J’ai saisi la conversation de deux dames, derrière moi, qui tentaient de découvrir si j’étais indien ou non. L’une d’elles a certifié à l’autre que je n’étais pas Indien parce que j’utilisais des jeans et une montre (rires).

Vous êtes un des auteurs indigènes les plus en vue actuellement. Quelle place votre littérature occupe-t-elle aujourd’hui au Brésil ?

Je suis content de la visibilité que le marché donne à la littérature indigène en général. Mais il est important de dire que nous sommes en train de conquérir un espace, non pas parce que nous sommes « exotiques », mais parce que nous écrivons bien. La littérature indigène est de qualité et commence à être reconnue par la société. Actuellement, au Brésil, nous comptons environ 30 auteurs indigènes significatifs.

L’engagement politique et social des auteurs indigènes est-il une obligation ou une nécessité ?

Il est bon de rappeler que de nombreux anthropologues, avant nous, ont écrit des livres orientés vers la défense de la cause indigène. Nous reconnaissons leurs efforts, mais, lorsque nous parlons de littérature indigène, nous parlons d’indigènes qui écrivent ce qu’ils vivent dans leur peau. Cette littérature naît quand les Indiens commencent à assumer leur rôle dans la société. C’est naturel qu’elle soit engagée, puisque durant longtemps on n’a pas entendu notre voix. Mais ce n’est pas une règle. D’ailleurs la majorité de nos livres concerne le public juvénile.

Qu’est-ce que la littérature indigène a à nous apprendre ?

On a le souci d’éduquer la société, de faire en sorte qu’elle perde ses préjugés et se mette à voir en l’indien un égal, une partie du peuple brésilien. C’est pour ça que notre littérature ne peut être superficielle, elle doit introduire le lecteur dans l’essentiel de la culture indigène. Nous avons placé notre richesse au service de la Nation. Si aujourd’hui le Brésil s’intéresse à l’Amazonie, dans toute sa richesse, ce n’est pas à cause des entrepreneurs, des ONG ou du gouvernement. L’Amazonie continue à vivre parce que là, il y a l’Indien. Les peuples indigènes ont une relation différente avec la terre et peuvent proposer au monde une alternative.

Notes de la traduction :
[1] Chef guérisseur qui a le pouvoir d’invoquer et de convoquer les esprits.
[2] Les œuvres de Munduruku, en dépit de traductions existant dans plusieurs autres langues, ne sont pas encore traduites en français à ce jour (avril 2015).

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