Ici aussi, c’est Haïti

 | Par João Paulo Charleaux

Source : Vice

Traduction pour Autres Brésils : Raphaelle Loehr (Relecture : Sifa Longomba)

Voyage dans l’État de l’Acre, où survivent, dans des conditions inhumaines, quelques-uns des milliers de Haïtiens qui émigrent en Amérique du Sud en pleine désintégration de leur pays.

Haïti est probablement l’île la plus grande et la plus misérable du monde – elle s’étend des Caraïbes à Brasileia, petite ville de province de l’Acre, à la frontière avec la Bolivie, dont la population de 20 000 habitants tiendrait toute entière dans le stade de la Portuguesa de Desportos [1], à São Paulo.

C’est à cette géographie improbable que je pensais tout en remuant mes pieds trempés de sueur, prisonniers des chaussettes épaisses et des chaussures que je portais. J’étais alors dans un taxi conduit par un gros chauffeur que je voyais somnoler dans le rétroviseur, après le déjeuner. Il roulait à 140 km/h sous le soleil de l’Acre que seule l’épaisse peau cuirassée des zébus est capable de supporter. On les voyait défiler par la fenêtre de la voiture, parsemant de taches blanches l’ennuyeux paysage de pâturages et de palmiers à perte de vue.

Tandis que je sentais le vent chaud sur mon visage, je me souvenais qu’il y a à peine trois ans, le photographe Tiago Queiroz et moi-même avions été surpris par une bouffée de chaleur similaire. À l’époque, nous travaillions tous deux pour le Journal O Estado de São Paulo. Nous avions débarqué avec des dizaines de militaires d’un avion de la FAB (Force Aérienne Brésilienne) à Port-au-Prince, capitale d’Haïti, au moment même où le pays recouvrait de sacs plastiques les corps des 300 000 personnes tuées suite à l’une des pires catastrophes humanitaires au monde.

Aujourd’hui, en 2013, notre destination est Brasileia. Cette fois-ci, Gabrielle Apollon, une chercheuse canadienne d’origine haïtienne, m’accompagnait. Nous sommes partis en tant que membres de Conectas, une organisation non-gouvernementale internationale qui lutte pour le respect des droits humains. Nous savions que des dizaines de Haïtiens, victimes du chaos de 2010, y arrivaient chaque jour avec l’espoir de commencer une nouvelle vie. Nous voulions les voir.

Au fur et à mesure que la voiture dévorait les kilomètres de la route brûlante, le Brésil et Haïti apparaissaient tremblants à l’horizon, de plus en plus connectés par un fil invisible. Les Haïtiens, comme des fourmis dans du sucre, formaient un cordon qui fendait le continent. Le parcours commençait en République Dominicaine et descendait vers l’Amérique du Sud, en passant par l’Équateur, la Bolivie et le Pérou, et s’achevait là, juste devant nous. Sur la route, ils payaient jusqu’à 4000 dollars en pots de vin, extorqués par des policiers et intimidés par des passeurs tout au long de leur pèlerinage illégal.

En fin d’après-midi, nous entrâmes dans le petit village. L’endroit était coupé par deux fleuves débordants et marqué par le drame. En février 2012, Brasileia avait été submergée par l’eau suite à la crue des fleuves Xapuri et Acre, qui avait emporté toutes les maisons situées sur les rives. En entrant, notre voiture traversa un petit pont métallique à sens unique. En-dessous de nous, le fleuve boueux coulait tranquillement. De l’autre côté, nous pouvions apercevoir quelques restes de constructions abandonnées au milieu de l’herbe, trois ans après la crue. C’est aussi dans cette ville qu’en 2008 on avait vu des dizaines de Boliviens errer dans les rues, occuper les places et les recoins, avec seulement quelques vêtements sur le dos. Ils avaient fui un massacre qui se déroulait dans la ville bolivienne de Pando, où 19 paysans avaient été tués dans une dispute politique entre le gouvernement local et le président de la Bolivie, Evo Morales.

Fleuves assassins, massacres politiques, réfugiés – dans de telles conditions, Brasileia ressemblait à un nid à problèmes, bucolique et poussiéreux. Après un voyage fatigant, nous avions l’impression d’être dans un piège au bout de l’arc-en-ciel, blackout total au bout du tunnel.

À l’aube, nous avons découvert l’endroit où étaient accueillis les Haïtiens – un hangar poussiéreux et bondé, où la plupart d’entre eux passaient parfois deux mois dans des conditions de vie insalubres, c’est le moins qu’on puisse dire. Dans cet abri, 90% des occupants avaient la diarrhée, la température dépassait les 40°C et on ne voyait pas vraiment comment la vie pouvait y être meilleure qu’avant leur départ d’Haïti. Sur le camp, il y avait dix latrines puantes qui, à l’époque où j’y étais, étaient utilisées par 832 personnes. Pour y parvenir, ou pour se rendre aux huit douches existantes, situées dans une zone contiguë, il fallait traverser un sol boueux trempé par les eaux des égouts où deux poules noires picoraient, ignorant le drame qui se jouait ici.

Alors que nous nous approchions de l’entrée de l’abri, des dizaines de Haïtiens commencèrent à marcher dans notre direction. Ils se déplaçaient en une foule silencieuse et curieuse, créant un nuage de fine poussière. Deux vagues humaines dans l’expectative, la méfiance et l’observation se rencontrèrent dans l’étroit portillon. Les Haïtiens nous entourèrent de leurs regards anxieux, se bousculant les uns les autres pour être le plus proche possible des nouveaux visiteurs. Par la suite, je compris que cette agitation provenait du fait qu’ils nous avaient pris pour des entrepreneurs venus ici pour les embaucher.

Mais nous n’en étions pas. Par contre, ce monsieur blond, aux yeux clairs et au nez crochu qui entrerait ici deux heures plus tard, offrirait, lui, 34 places aux Haïtiens dans une entreprise de textile de la ville du Mato Grosso do Sul, Três Lagoas. Son arrivée suffit à provoquer un tourbillon de bousculades, de coups de poing et de pieds parmi des dizaines de sans-abri, comme une ronde de pogo géant au milieu de la terre. Le 21 mai, cette même entreprise avait déjà recruté 23 Haïtiens du camp. Tous supposaient donc que cet homme revenait en chercher d’autres. C’était pour eux la chance de sortir d’ici. Et beaucoup étaient prêts à lutter avec leurs propres poings pour cela : c’est ce à quoi nous venions d’assister, comme lors d’un combat de coqs.

Tout à coup, un homme de petite taille et un peu courbé, plutôt fort et musclé, à la peau bronzée et aux cheveux noirs, âgé d’une cinquantaine d’années, se mit à lancer des ordres à la foule convulsive. Damião Borges dirige le camp depuis trois ans. Lui et l’État brésilien, au sein de ces 200 mètres carré de terrain entouré de barbelés. Les mains en porte-voix, cet ex-joueur de football, aujourd’hui fonctionnaire du Secrétariat de Justice du Gouvernement de l’État de l’Acre, s’égosillait à pleins poumons : « Arrêtez ! Arrêtez ! Vous êtes stupides ? ». Mais les apparences sont trompeuses. En effet, sa prononciation du « r » révélait qu’il essayait de parler espagnol. Peu de ceux qui étaient présents comprenaient une autre langue que le créole, langue qui n’existe qu’en Haïti.

Personne ne prêta attention aux cris de Damião. Et voilà que deux énormes Noirs se battaient et roulaient à terre. Un policier militaire ne tarda pas à sortir un pistolet de son étui, optant ainsi pour un langage plus efficace et compris de tous : la menace de mort. L’arme à la main, il maîtrisa le désordre et calma les Haïtiens qui grognaient désormais tels des taureaux en sueur, encore sous l’effet de l’adrénaline et de la tension qui peinait à se dissiper dans cette atmosphère tendue et suffocante. Peu à peu, la poussière qui couvrait la scène retombait pendant qu’un deuxième fonctionnaire local déroulait silencieusement une corde en sisal, confinant ainsi les Haïtiens dans ce qui ressemblait, sans mâcher nos mots, à un enclos. Nous étions dans le camp. Et nous avions compris, en quelques heures, comment fonctionnait la vie ici.

Quand j’ai commencé mon voyage de 3.755 km de São Paulo à Brasileia, je m’attendais à voir beaucoup de choses, mais pas à me retrouver à nouveau en Haïti. En effet, par bien des aspects, le camp de Haïtiens de Brasileia me faisait penser à ceux des sans-abri que j’avais visités comme reporter à Port-au-Prince après le tremblement de terre. La différence était qu’à présent je ne travaillais plus pour un journal mais pour une organisation non-gouvernementale ; je sentais donc que je pouvais aller au-delà de la simple publication d’un article. Je pouvais désormais exiger personnellement des autorités, au cours de réunions longues et tendues, une action et des mesures efficaces en faveur des victimes.

Mon impression, selon laquelle Brasileia et Port-au-Prince avaient de nombreux points communs, s’avérerait véridique : « Ce que nous vivons ici à Brasileia n’est pas humain. On nous replonge dans le Haïti que nous avons connu juste après le tremblement de terre : la même saleté, le même type d’abri, d’eau et de nourriture. Ça me fait mal et m’effraie. Je savais que la route jusqu’ici serait dure, parce que l’on a affaire à des criminels, mais en arrivant ici au Brésil, se retrouver dans un tel endroit est inimaginable », dit en créole Osanto Georges, un haïtien âgé d’à peine 19 ans.

Sur place, la plupart des gens à qui j’ai parlé ne supportent déjà plus les émigrés. Le gouvernement de l’État, lui aussi, menace tout simplement de fermer le local et affirme accuser un retard de trois mois concernant le versement des fonds de Brasília et devoir 700 000 réaux à l’entreprise qui fournit des aliments aux Haïtiens. Le Ministère Public Fédéral pense déplacer l’abri à Rio Branco. Le Ministère de la Justice a déclaré que le gouvernement de l’Acre et la municipalité de Brasileia devraient également assumer une plus grande part de responsabilité. Itamaraty [2] répète, tel un mantra, que sans procédures bureaucratiques, 80% de la population d’Haïti viendrait ici. Personne n’est très à l’aise avec le sujet.

Il y a un peu plus d’un an, le gouvernement brésilien a créé ce que l’on nomme le « visa humanitaire » : un procédé juridique qui ne résout pas le problème. En théorie, l’initiative devait faciliter la venue des émigrés haïtiens qui, légalement, ne sont même pas considérés comme des « réfugiés » dans les termes de la convention qui traite du sujet. Ils sont dans des limbes humanitaires, perdus parmi les noms, classifications, visas et papiers tandis qu’ils voient sans cesse les Brésiliens parler entre eux en portugais, sans comprendre exactement où se trouve l’élément dit « humanitaire » de la politique que le pays met en œuvre pour chacun d’eux.

Notes du traducteur
[1] Club brésilien de football
[2] Situé à Brasília, le palais d’Itamaraty est le siège du Ministère des Relations Extérieures du Brésil.

Crédit photos : Filipe Araújo/Estadão Conteúdo et Odair Leal/Frame

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