Futurez-vous est un « pari risqué », qui se base sur des mensonges Entretien avec Romualdo Portela

 | Par Ana Luiza Basilio

Traduction pour Autres Brésils : Julie DOUET ZINGANO
Relecture : Luc ALDON

Cet entretien a été publié en Juillet 2019 au moment où le programme a été présenté pour la première fois par le ministre de l’enseignement, Abraham Weintraub, et son secrétaire général, Arnaldo Lima. devant 62 présidents d’universités fédérales. Le 17 juillet, une consultation publique a été ouverte sur le programme via une plateforme internet. Le ministère de l’éducation a publié de/un nouveau document politique, le 18 octobre. La version « revue » de Future-se a été présentée pour débat au Sénat au mois de Novembre. Les critiques sont similaires à celles présentées ici. Fin novembre, le projet « Autre Futur » a été présenté par les universités fédérales de l’état de São Paulo et devrait être présenté au Congrès National prochainement. Ce texte promeut notamment l’autonomie des universités, le pluralisme des idées et appelle à une révision de l’amendement 95 à la Constitution (2016) qui impose un gel des dépenses publiques jusqu’en 2036.

L’annonce du programme « Futurez-vous » [1]
et de son objectif principal – faire les universités fonctionner selon les modèles des entreprises privées de soulever des fonds propres – a mis en alerte les spécialistes de l’éducation. Même s’il n’y a toujours pas beaucoup d’indices de comment l’opération va se mettre en pratique, la crainte est que ce programme soit une stratégie du gouvernement Bolsonaro pour réduire la participation de l’Etat dans les garanties aux droits sociaux, comme le droit à l’éducation, et que cela ouvre les portes à une financiarisation, voulue par une transformation de l’éducation en marchandise vendue à des conglomérats financiers qui ont, pour but ultime, le rendement financier.

Spécialiste de la question, le chercheur et maître de conférences, Romualdo Portela, observe, avec méfiance, le récit de l’entrée d’un capital privé qui apporterait plus d’autonomie et de qualité aux universités fédérales. « C’est un pari risqué, puisqu’il n’est pas clair que le secteur privé veuille investir dans les universités »
En entretien avec Carta Capital, Portela souligne d’autres points fragiles dans le programme et conteste certaines affirmations de l’équipe du gouvernement en charge de l’éducation. Lors de la présentation de « Futurez-vous », le Secrétaire de l’Education Supérieure (Sesu), Arnaldo Barbosa de Lima Junior, a déclaré que cette initiative rendra possible l’enrichissement des professeurs universitaires, par le biais de l’entrepreneuriat. Portela est catégorique : « Cette idée selon laquelle les professeurs pourront s’enrichir, n’est que de la pure rhétorique. Il n’y a aucune donnée fiable qui l’indique. »
Retrouvez l’entretien en intégralité ci-dessous.

CartaCapital : Futurez-vous, le programme annoncé par le ministère de l’éducation, a comme axe principal la restructuration du système de financement des instituts et universités fédérales grâce à une captation interne des ressources, incorporée à des modèles d’affaires du secteur privé. Que pensez-vous de cette stratégie ?

Romualdo Portela : C’est une stratégie faisable, même si elle reste polémique, puisqu’elle représente un changement de qualité dans le modèle de financement public jusqu’ici établi. Cependant, le programme est très vague. Il n’établit pas le montant des revenus publics qui devront être mobilisés pour financer cette initiative. La possible captation de ressources dans le marché privé est un pari risqué, puisqu’il n’y a pas clairement d’intérêt du secteur privé pour l’investissement dans les universités.

CC : Les formes annoncées de cette captation des ressources, fonds immobiliers, patrimoniaux, naming rights [2], pourraient-elles atteindre l’objectif avancé par le ministère ?

RP : En principe, ces mécanismes sont un saut dans le vide. Il n’y a aucun indice que ce serait possible d’obtenir des revenus substantifs avec ces expédients.

CC : Cette forme de financement serait-elle bénéfique pour les actions de recherche, d’innovation et d’extension des universités ? Si non, pourquoi ?

RP : Dans l’ensemble, certainement pas, car les investissement qui intéressent le marché sont ceux à potentiel de rendement, ce qui d’autant plus, est déjà possible dans les universités aujourd’hui. La recherche de base, qui n’a pas d’application immédiate, mais qui est fondamentale dans la perspective d’un futur technologique indépendant, et la recherche qui n’est pas orientée vers le marché, en seraient certainement pénalisées.

CC : Si ces partenariats sont orientés vers le domaine des affaires, est-ce qu’ils peuvent avoir un impact sur d’autres domaines de l’université, comme les sciences, les sciences humaines ? Pourquoi ?

RP : Certainement. Ces domaines tendent à être moins attractifs pour les investissements à but lucratif, ce qui mettrait en danger leur subsistance.

CC : Le programme est annoncé dans un contexte contingentement budgétaire, et dans une politique qui établit un taux maximal de dépenses pour l’éducation. Qu’en pensez-vous ?

RP : C’est clairement un pas en avant dans une perspective de réduction de la responsabilité de l’Etat envers le financement de l’université publique.

CC : Le programme coïncide aussi avec les procédures du Le Fond de Maintenance et Développement de l’Education de Base (Fundeb) [3], qui expire en 2020. Le gouvernement défend une proposition plus petite que celles présentées par la Chambre des députés et le Sénat – défendant un versement de 15% de l’Union vers ce fond, alors que les ces-derniers demandent 30 à 40%. Voyez-vous ici une stratégie gouvernementale ?

RP : Oui. C’est l’influence d’une conception qui veut diminuer la présence de l’Etat dans le financement des droits sociaux.

CC : Le gouvernement affirme que l’adhésion au programme « Futurez-vous » est volontaire. Mais pensez-vous qu’on pourrait porter préjudice aux institutions et universités refusant cette adhésion, d’un point de vue budgétaire ?

RP : Oui, puisque ceux qui refuseront d’adhérer ne pourront plus que compter sur les ressources publiques, et la rhétorique du gouvernement, c’est de réduire les dépenses dans ce secteur.

CC : Futurez-vous pourrait approfondir les inégalités sociales dans le milieu de l’éducation ?

RP : Oui, puisque l’Etat, avec des politiques d’inclusion plus incisives, est la seule entité de la société que peut avoir un impact de grande échelle sur l’inégalité. Si on réduit sa présence dans le financement des politiques publiques, et en particulier de l’éducation, la réduction des inégalités devient compromise. Par exemple, les politiques de quotas ont eu un fort impact, modifiant la composition sociale des universités publiques au Brésil[Jessica Gourdon, Le Monde, 13/02/2017, par Les universités brésiliennes à l’épreuve des quotas https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/02/13/les-universites-bresiliennes-a-l-epreuve-des-quotas_5078861_4401467.html ]. Si elles sont réduites, l’accès des couches les plus pauvres et discriminées de la population à l’enseignement supérieur en pâtit.

CC : Le programme dit aussi vouloir récompenser la culture de l’effort, en reconnaissant les meilleures pratiques des institutions et des professeurs. Pensez-vous que cette stratégie puisse aussi renforcer les inégalités ?

RP : Bien-sûr qu’elle augmente les inégalités, mais le pire, c’est qu’on croit dans le pouvoir d’émulsion de ces mécanismes, mais ils ont en vérité une efficacité très limitée sur le long terme.

CC : Le gouvernement a aussi déclaré que les professeurs universitaires pourront s’enrichir, pouvant récupérer des sommes en publiant leurs travaux, et en jouant le rôle d’associés de start-ups ou comme dans un partenariat. Comment jugez-vous cette affirmation et l’ouverture du milieu professoral à des actions de ce genre ? Y-a-t-il des risques pour l’enseignement ?

RP : Certainement. Premièrement, cette idée que les professeurs pourront s’enrichir, n’est que de la pure rhétorique. Il n’y a aucune donnée fiable qui l’indique. De plus, il y a des domaines de recherche qui sont importantes sur le plan social, mais qui ont peu d’attractivité pour le marché.

CC : E quant aux étudiants, comment voyez-vous l’impact que le programme aurait sur les étudiants ?

RP : Il peut signifier une rétraction des politiques de réduction d’inégalités d’accès à l’enseignement, particulièrement en ce qui concerne les programmes d’action affirmative (les quotas), et d’expansion de l’offre (à qui on a déjà porté préjudice par l’Amendement constitutionnel 95, de 2016).

CC : Futurez-vous a été basé sur des expériences internationales comme celles du MIT*, des universités américaines de Stanford et Harvard, et le gouvernement affirme qu’imiter ces expériences serait une façon de hisser le Brésil aux meilleurs classements universitaires internationaux. Sommes-nous face à une bonne base de comparaison, quand il est question d’expérience du milieu de l’enseignement ? Que peut-on comprendre de cette affirmation ?

RP : Premièrement, c’est faux. Les expériences (des universités) citées proviennent de grands « endowments », soit des donations initiales qui ont en suite été soutenues par de vigoureuses politiques de financements publics. Ce qui se dessine ici va en sens inverse : réduire les dépenses publiques envers l’enseignement supérieur.

CC : Le gouvernement affirme également qu’au Brésil, l’argent ne manque pas dans le secteur de l’éducation, le problème serait dans la gestion des ressources. Que pensez-vous de cette affirmation ?

RP : C’est également faux. L’argent dépensé par élève dans nos institutions publiques est plus bas que dans les institutions d’élite de l’étranger. Mais cela ne veut cependant pas dire que l’on ne pourrait pas perfectionner les mécanismes de gestion.

CC : Comment voyez-vous l’idée que la gestion des université pourrait être faite par des organisations sociales [4] , même s’il n’est pas encore clair quels seraient les limites de leur rôle. Doit-ont y voir des gains ou des pertes imminentes ?

RP : Je pense que nous aurons de sérieuses pertes avec cela. Premièrement, on établirait alors une double gestion, celle propre à l’université qui existe déjà, et cette nouvelle, à travers les organisations sociales. Le projet Futurez-vous laisse cette question en non-dit. De plus, il ne clarifie pas s’il pourrait y avoir des recrutements pour des activités définies (l’enseignement, la recherche) de la part des organisations sociales dans des régimes contractuels avec moins de droits sociaux, et moins de sécurité. Cela pourrait avoir un fort impact sur la production des universités.

Voir en ligne : Carta Capital

[1Nom du nouveau programme du gouvernement fédéral pour une réforme de l’enseignement supérieur, notamment en ce qui touche à la gestion des financements des universités fédérales publiques

[2Pratique de parrainage qui consiste à attribuer le nom d’une marque, d’une société, à un bâtiment culturel, sportif, voire à une équipe, pour une longue période de temps.

[3Le Fond de Maintenance et Développement de l’Education de Base et de la valorisation des professionnels de l’enseignement, programme en vigueur depuis 2007, qui multiplié par dix le budget versé par l’Etat aux institutions d’enseignement publiques, des crèches jusqu’au lycée.

[4Les organisations sociales sont un type d’association privée, à personnalité juridique, sans but lucratif qui peuvent recevoir des subventions de l’Etat en échange de services rendus, qui soient d’utilité publique.

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