Flaskô, la seule usine sous contrôle ouvrier au Brésil

 | Par Paloma Rodrigues

Depuis plus d’une dizaine d’années, une usine de Sumaré (État de São Paulo) est contrôlée par ses ouvriers, qui doivent régler les dettes laissées par les patrons et souhaitent la nationaliser.

Source : Outras Palavras, le 26/05/2014
Traduction pour Autres Brésils : Piera SIMON-CHAIX (Relecture : Thiphanie CONSTANTIN)

À Sumaré (São Paulo), région métropolitaine de Campinas, fonctionne la seule usine du Brésil, gérée par ses ouvriers. Menacée de fermeture en 2003 en raison de la faillite du groupe qui l’administrait, la Flaskô, qui produit des bidons en plastique, a poursuivi son activité sous le contrôle de ses anciens salariés et tente de la maintenir malgré les dettes héritées de l’ancienne gestion. La nouvelle bataille concerne la nationalisation de l’entreprise [1], en cours de traitement au Sénat depuis plus de deux ans.

Un ouvrier sélectionne les bidons de plastique sur le point d’être livrés aux clients.

Jusqu’à 2003, le contrôle de l’usine était assuré par la Holding Brasil (HB), une branche de la gigantesque Tigre [2]. Le groupe a connu une importante débâcle dans les années 1990, accumulant les dettes et multipliant les licenciements. « Ce sont plus de 40 entreprises qui ont fait faillite, à cause de l’ouverture économique mais aussi de la mauvaise gestion », explique l’avocat de la Flaskô, Alexandre Mandl. « La Cipla et l’Interfibra, à Joinville, et la Flaskô, ici à Sumaré, reprennent la production et vont être l’assise du mouvement des usines occupées », explique-t-il. Dans les deux usines de Santa Catarina, cependant, un intervenant judiciaire, Rainoldo Uessler, a été nommé à la direction des entreprises depuis 2007. La Flaskô a également eu à pâtir d’une intervention, qui a coupé l’électricité de l’usine durant 42 jours et a poussé une bonne partie des salariés à chercher d’autres emplois, mais l’usine a repris son activité après l’interruption.

Adélia, 23 ans, a accompagné de près tout ce processus. Fille de salariés de la Flaskô, elle a assisté au changement depuis la gestion des patrons jusqu’à celle où ses parents sont aussi aux commandes. « Mon père et ma sœur ont travaillé ici, déjà à l’époque patronale. Au début des difficultés, ma mère a aussi fait partie de la vague de licenciements, mais mon père est resté et ça doit faire 20 ans qu’il travaille ici ». Aujourd’hui, Adélia est l’une des femmes qui fait partie des salariés du fabricant de bidons de plastique, dans le secteur commercial et financier.

Adélia a accompagné son père à toutes les actions et manifestations pour la nationalisation de la Flâsko au cours des 11 dernières années. « J’ai toujours été avec lui aux manifestations qui avaient lieu à Brasília tous les ans », affirme-t-elle. Travaillant à l’usine depuis trois ans, Adélia explique que le travail dans une usine occupée est « totalement différent ». « Ici tu n’es pas sous pression, tu fais les choses avec tranquillité et tu parviens à résoudre tes problèmes », dit-elle. Mais les préjugés sont encore importants : "Quand tu parles de « travail dans une usine occupée, sous le contrôle des travailleurs », les gens se disent « Mon Dieu, mais cette usine fonctionne encore ? », « Ici c’est mal parti ». Quand tu expliques la situation, ils s’y intéressent et se rendent compte que ce n’est pas seulement ça", raconte-t-elle. « Ici, c’est comme une entreprise normale, c’est juste qu’il n’y a pas de patron, ce qui est un avantage », dit la jeune fille.

Adélia est l’une des 70 travailleurs de la Flaskô. Ils sont 60 hommes et 10 femmes, parmi lesquels aucun n’est à la charge ni se reconnaît comme chef ou « patron ». Le rythme de travail est défini lors des assemblées, générales et partielles. Le temps de travail a été réduit de 44 à 30 heures hebdomadaires, sans diminution de salaire ; un réajustement des salaires a également été effectué - les postes les mieux rémunérés ont vu leur niveau des salaires baisser tandis que les salaires des fonctions les moins lucratives ont augmenté.

Hormis les progrès relatifs aux droits du travail, les salariés considéraient également que la Flaskô devait s’impliquer dans la communauté où elle est insérée. Cela a mené à la création de l’Usine de la Culture et des Sports, pour promouvoir différents événements et actions culturels : sessions de cinéma hebdomadaires, cours de ballet, capoeira, cours de bande dessinée et mise à disposition d’une piste de skate (avec des championnats réguliers qui secouent complètement le quotidien de l’usine). Des élèves de l’Unicamp [3] s’investissent également dans l’Éducation pour les Jeunes et les Adultes, un projet tourné vers la communauté.

Dans l’espace de l’Usine de la Culture et des Sports, des compagnies de théâtre peuvent aussi répéter et présenter leurs spectacles. L’initiative a son importance pour soutenir des troupes de la région, comme en témoigne la vidéo de l’acteur de la Honesta Companhia de Teatro [4], produite par la Flaskô : « Dans la région de Campinas et de Sumaré, aucun groupe de théâtre, culturel ou musical n’a d’espace lui permettant d’abriter ses activités. Et la Flaskô est l’un des rares espaces dans cette région qui ouvre ses portes afin d’offrir un lieu qui n’est pas seulement réservé aux répétitions, mais permet des représentations variées », déclare l’acteur.

Mandl, l’avocat de l’usine occupée, explique que les travaux réalisés mettent en évidence le caractère social de la Flaskô. « On utilise les hangars de l’usine pour des projets culturels, au lieu de spéculer sur cet espace. De plus, les trois quarts de la propriété de l’usine, qui pourraient être utilisés pour générer du profit, sont destinés à une occupation résidentielle appelé Vila Operária » [5], affirme-t-il.

Le terrain a été occupé en 2005, au début par près de 300 familles. Actuellement, Mandl affirme que cet espace accueille un nombre de 564 familles. « Notre revendication s’appuie sur cette assise : travail, usine de la Culture et des Sports, droit au logement. »

Dettes

Malgré les victoires dans le domaine du droit du travail, la vie des salariés de l’usine n’est pas de tout repos : la Flaskô est menacée de fermeture à n’importe quel moment. Au cours des 11 ans d’occupation (le 12 juin l’usine célèbre une année supplémentaire sous gestion ouvrière), les exigences de mise aux enchères des machines et de saisies de bien se sont multipliées. La dette dépasse déjà les 120 millions de reais [6].

L’imbroglio est considérable : les dirigeants de la Flaskô estiment que la dette doit être remboursée par qui l’a contractée, c’est-à-dire la gestion précédente de la HB. « Notre conception est que c’est celui qui a créé la dette qui paye », affirme Mandl. « Mais le CNPJ [7] de la Flaskô est le même, alors nous continuons à couvrir les dettes générées par ce CNPJ », dit-il. Bien que la gestion ouvrière soit couverte de dettes, la propriété de l’usine n’est pas sous le contrôle des salariés. « Aujourd’hui, nous avons la gestion ouvrière, mais nous n’avons pas la propriété, qui appartient toujours aux anciens patrons », affirme-t-il.

La situation provoque l’indignation des nouveaux administrateurs de la Flaskô. Ils allèguent que la gestion patronale a passé 20 ans sans payer d’impôts, que et le secteur concerné n’est pas parvenu à remplir sa fonction, qui est d’obtenir les fonds. « Maintenant nous avons un officier de justice qui se rend chez les ouvriers, qui veut saisir leurs biens », dit-il. Mandl pense, cependant, que la meilleure façon de résoudre la question serait d’engager un pourcentage des revenus de l’usine afin de payer les dettes. « Ce serait similaire à l’accord que nous avons avec le Ministère du Travail. Aujourd’hui, 1% des actifs servent à payer des dettes des anciens patrons contractées auprès des ouvriers. » Le rendement mensuel de la Flaskô tourne autour de 5 ou 600 mille reais.

Ce que les ouvriers espèrent obtenir avec la nationalisation est la soustraction de la valeur des biens de la Flaskô à la dette de l’usine. Ils comptent ainsi en finir avec les menaces d’enchères judiciaires. Depuis 2003, d’après Mandl, plus de 200 enchères ont eu lieu. "Au cours de toutes les enchères, nous avons brandi une banderole « Si vous concluez, vous ne l’emporterez pas avec vous », parce qu’il y a d’autres façons de résoudre ça. Et aujourd’hui, la Flaskô n’est pas en condition de perdre la moindre machine, si c’est le cas, elle court à sa perte."

Dans le hangar de l’usine, on compte 6 machines qui confectionnent des bidons de plastique. Au cours de la gestion de la HB il y en avait plus de 40 mais elles ont été retirées suite la faillite du groupe. Le 9 juin prochain, une nouvelle série d’enchères est organisée et les salariés ont promis de réaliser un acte de protestation et d’agir.

Campagne

Pour faire pression sur les sénateurs et discuter la question de l’entreprise, la Flaskô est à la recherche de 10 000 signatures afin qu’une audience publique soit convoquée pour discuter le Projet de Loi 257/2012. La pétition est accessible en ligne. La revendication concernant le Projet de Loi s’appuie sur la Déclaration d’Intérêt Social de l’entreprise, un premier pas vers la nationalisation, c’est-à-dire vers la propriété de l’État.

La revendication repose sur une loi de 1962, qui définit les cas d’expropriation par intérêt social. L’article 1er de la loi statue que « l’expropriation par intérêt social sera décrétée afin de promouvoir la juste distribution de la propriété ou de consacrer son utilisation au bien-être social. »

Le projet a été approuvé par la Commission des Droits de l’Homme du Sénat (CDH), lors d’une audience publique réalisée en juillet 2011. À partir de là il a été dirigé vers la Commission de la Constitution et de la Justice, où il est en attente. La Flaskô espère bien qu’avec l’expropriation, l’indemnisation des biens mobiliers et immobiliers sera soustraite aux impôts dûs, et que les travailleurs pourront administrer l’usine sous la forme d’une concession.

En savoir plus sur le projet de loi

Notes de la traduction :
[1] Il ne s’agit pas d’une nationalisation à proprement, mais d’une reprise au niveau fédéral. Comme il est cependant question de passer le relais au pouvoir public, le terme « nationalisation » sera ici employé.
[2] Multinationale brésilienne présente dans plus de 40 pays, comptant environ 7 000 salariés et 21 usines, dont 9 au Brésil. Elle produit principalement des accessoires et portes et fenêtres en PVC, ainsi que des pinceaux.
[3] Université Fédérale de Campinas
[4] Honnête Compagnie de Théâtre
[5] Village Ouvrier
[6] Environ 40 millions d’euros
[7] Cadastro Nacional da Pessoa Jurídica : Recensement National de la Personnalité Juridique

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