Facebook : une carte des réseaux de la haine. Entretien avec Fábio Malini

 | Par Patrícia Cornils

Source : Outras Palavras - 11/03/2015

Traduction pour Autres Brésils : Pascale VIGIER
(Relecture : Roger GUILLOUX)

Image : Victor Teixeira

Le 5 mars dernier, le Laboratoire des Études sur l’Image et la Cyberculture (Labic), de l’Université Fédérale de l’Espírito Santo, a publié une carte des réseaux des admirateurs des Polices Militaires dans Facebook. Il s’agit de pages consacrées à défendre l’usage de la violence contre ceux qu’ils assimilent à des ʺbanditsʺ, des ʺvagabondsʺ, des ʺagresseursʺ. Pages qui font l’apologie du lynchage et de l’assassinat, qui défendent les policiers, qui publient des photos de personnes ʺauxquelles on a fait justiceʺ ou mortes de mort violente, qui vendent des équipements militaires et combattent les droits de l’homme.

Pour des centaines de milliers d’adeptes de ces pages, la violence est le seul médiateur possible des relations sociales ; la paix n’existe que si la société s’arme et rend justice de ses propres mains ; l’obéissance serait la valeur suprême de la démocratie. Selon cette logique, la relation avec les mouvements populaires ne pourrait avoir lieu que par le biais de la force policière. N’importe quel acte qui échappe à l’ordre ou n’importe quelle lutte pour des droits sont interprétés comme un désaveu de la société disciplinée. Un exemple : le samedi 8 mars, le site Faca na Caveira [1] a publié un texte sur la Journée Internationale des Femmes dans lequel il envoie les féministes ʺse faire foutreʺ. En une heure, il a reçu 300 ʺJ’aimeʺ. Dimanche après-midi, 1473 personnes avaient bien aimé le texte.

Le professeur Fábio Malini explique ci-dessous comment il a fait son enquête et analyse le discours commun à ces internautes. « Ce que nous voyons en ce moment n’est que la culture de la peur médiatique en train de définir ses propres moyens de diffusion », dit-il. Faites connaissance avec ces réseaux dans ce qui suit [2] : L’écologie des média [3] de sites policiers montre ce que la société brésilienne vit encore profondément. D’une manière générale, les messages des sites montrent le processus de construction de l’identité policière basée sur le concept sécuritaire où la sécurité est obtenue non pas grâce à la justice, mais par le respect de l’ordre, la glorification des armements et la mort de l’autre. Dans les commentaires, aucune médiation ne laisse place à une quelconque réflexion civilisée.

Les sites les plus visités sur la toile sont : « Faca na Caveira », « Polícia Unida Jamais será Vencida », « Admiradores Rota [4] », « Eu NAsci para ser Polícia [5] », Polícia 24 horas ». Les sites les mieux référencés par la culture policière sur la toile sont à suivre sur Facebook. Il est bon de connaître et de commencer à explorer tous les contenus qui y sont publiés.

Un fait curieux : alors que Facebook interdit des sites militants, il en maintient d’autres qui constituent une violation explicite de la dignité humaine.

Comment êtes-vous arrivé à ce tableau des sites ? Que représente-t-il ?

C’est une démarche simple en terme de recherche. Le chercheur crée un fan page dans Facebook et se met à placer des ʺJ’aimeʺ sur un ensemble de fan pages liées à la propagation de la violence. Ensuite, nous utilisons un outil qui identifie les sites que ces fan pages apprécient, et, parmi celles-ci, celles qui sont connectées entre elles. S’il y a une connexion entre une page et une autre, il y aura un lien. Si ʺFaca na Caveiraʺ apprécie ʺFardados e Armados" [6], il existe un lien, une ligne qui les relie. Lorsque nous faisons cela de manière systématique, nous arrivons à identifier les fan pages de la violence les plus connectées et les populaires (en créant des points, des nœuds). Ceci génère un tableau, qui est une représentation graphique d’un réseau interactif. Ce tableau montre que ʺPolícia Unida Jamais será Vencidaʺ est la page la plus suivie du réseau. Cela ne signifie pas qu’elle a plus de fans. Cela veut dire qu’elle est considérée comme la plus pertinente pour ce réseau de la violence. Mais l’outil d’analyse me permet d’aller plus loin, de savoir quelles sont les pages les plus populaires sur Facebook, ce qu’elles publient, le champs lexical des commentaires, la typologie des images qui circule, etc...

Quel était l’objectif de votre recherche quand vous avez enquêté sur ce thème ? Et qu’avez-vous trouvé le plus intéressant ?

Pendant un peu moins d’une semaine, j’ai testé la méthode d’extraction des données. J’ai découvert que le Labic, le laboratoire que je dirige, peut aider à l’édification d’une culture de paix dans ce pays, en dévoilant les mots qu’utilisent ces réseaux. Réseaux qui sont là, publics et suivis par de très nombreux fans sur Facebook. J’ai été effrayé en découvrant l’écologie des media de la répression sur Facebook, en raison du programme que ces sites établissent.

Tout d’abord, il existe un sentiment d’horreur vis-à-vis de la pensée de gauche dans le pays. Ceci transparaît à travers de nombreux textes et images qui raillent toute politique des droits de l’homme ou liée aux mouvements sociaux. Ces pages agissent comme des répliques à la popularisation de thèmes tels que la démilitarisation de la Police Militaire ou à des textes de mise en valeur des droits de l’homme. Actuellement, beaucoup de ces pages s’organisent autour de la ʺMarche pour l’Intervention Militaireʺ [7]. L’une de leurs plus grandes idoles est le député Jair Bolsonaro [8].

Après les manifestations de juin au Brésil [9], la structure des moyens de communication de masse a éclaté, un important flux d’informations en provenance de la télévision se déporte vers Internet, ce qui rend l’Internet brésilien encore plus ʺmulticanalʺ, avec la mise en valeur d’expériences comme Mídia Ninja, Rio na Rua, A Nova Democracia, Outras Palavras, Revista Fórum, Anonymous, Black Blocs [10]. Ce sont des pages très populaires. Mais ce ne sont pas les seules. Il y a une guerre sur la toile. Et la notion selon laquelle ʺun bon bandit est un bandit mortʺ s’est traduite dans des votes. Cette manière de penser a été capable de construire des réseaux sociaux autour d’elle.

La dépolitisation, la corruption, les abus de pouvoir, l’impunité, sont à la racine de la montée en puissance de ces réseaux de la violence et de la justice rendue par soi-même. Et, j’en suis certain, ces réseaux qui sont puissants, vont réussir à étendre leur assise électorale. Ils vont aider à élire des politiques dans la ligne ʺdes fauconsʺ. La croissance de ces réseaux s’explique aussi en partie par la prise de position de forces de gauche qui se sont mises à criminaliser les mouvements de rue et ont ignoré un ensemble de violations de droits de l’homme. Dans les réseaux, le silence est synonyme de résignation. Ce que nous voyons n’est que la culture de la peur médiatisée qui dispose maintenant de ses propres moyens de communication sur la toile.

Vous avez écrit qu’ « il est bon de connaître et de commencer à explorer tous les contenus qui y sont publiés. » Pourquoi ?

Parce qu’il est nécessaire de comprendre la politique de ces réseaux et leurs thèmes prioritaires. Instaurer un débat de ce côté-là et ne pas rester uniquement dans notre monde. Il faut dialoguer en affirmant qu’une société juste est celle qui produit la paix, et non pas une société qui n’obéit qu’à des ordres. Nous sommes dans une phase de diffusion de l’information où se taire pour ne pas donner plus d’audience à l’adversaire est une stratégie qui ne marche pas. C’est le parler direct, la parole courageuse, qui sont capables d’altérer (ou du moins d’ébranler) le discours répressif.

Il est intéressant de remarquer, en collectant et en examinant les données, que beaucoup de ces pages articulent un discours d’Ode à la Répression à une autre pensée, la pensée religieuse, où Dieu pardonne aux justiciers. Ceci s’explique parce que toutes les deux sont des pensées selon lesquelles le dogme, l’obéissance constituent des valeurs amplement propagées. Pour ces réseaux, la défense morale d’une paix, d’une protection de soi viendrait de l’aptitude des individus à maintenir l’état des choses sans se poser de question, sans aucune possibilité de désobéissance.

En lieu et place d’une Politique faisant face à ces réseaux pour les rendre minoritaires et les faire régresser, que voyons-nous ? Des gouvernants qui se mettent à construire leurs discours et leurs pratiques en fonction de cette culture militarisée et qui cautionnent des projets associant mouvements sociaux et terrorisme. De là une inversion des valeurs : l’obéissance devient la valeur suprême d’une démocratie. Et la politique finit par se déterminer en fonction de ce que nous voyons dans les rues ; l’unique agent de l’État en relation avec ces mouvements est la police.

Le tableau montre les relations entre les divers nœuds de cette toile. Mais comment faire si on veut savoir de quoi parlent ces réseaux ? Les PMs (Polices Militaires) sont au centre de nombreux débats importants aujourd’hui, entre autres, sur la démilitarisation, la répression des manifestations, l’assassinat de jeunes pauvres noirs de la périphérie. Dans ces espaces, discute-t-on de ces questions ? En quels termes ?

Oui, ces espaces interagissent de la même manière que les pages activistes ou que les pages sportives. Toute entité sur Internet intègre un réseau pour arriver à une perspective commune. Les outils pour collecter ces informations publiques sont très simplifiés et à portée de main de tous. Je ne doute pas que les approches scientifiques des Humanités occuperont une place de plus en plus centrale puisque les disciplines des Sciences humaines disposent déjà de millions de données. C’est une nouvelle nature que nous voyons émerger avec la circulation de tant de textes, d’images, de comportements, etc...

Vous avez écrit que ʺd’une manière générale, les contributions de ces pages mettent en évidence le processus de construction de l’identité policière fondée sur le concept de sécurité selon lequel la paix s’obtient non par l’intermédiaire de la justice, mais par l’imposition de l’ordre, par la glorification des armements et la mort de l’autre." Vous pouvez donner des exemples de la manière dont ceci apparaît ? Et pourquoi est-ce grave ? Finalement, selon la vision des défenseurs et admirateurs de la police, les positions qu’ils défendent procureraient plus de ʺpaixʺ à la société.

Le samedi 8 mars a eu lieu la Journée Internationale des Femmes. L’un des sites, Faca na Caveira, a félicité les femmes guerrières. Mais il a envoyé les féministes ʺse faire foutreʺ. Le message a reçu 300 J’aime en moins d’une demi-heure et le dimanche après-midi il y en avait 1473. La paix ne sera obtenue qu’avec l’ordre et l’obéissance, disent-ils. Au fond ces sites répriment n’importe quelle subjectivité inventive. C’est pour cela que ces réseaux sont homophobes et profondément ethnocentriques quant aux classes sociales. C’est une sorte de calque de ce que pense la classe moyenne connectée, au Brésil, qui postule qu’une casquette de rappeur dans un centre commercial présente un risque de banditisme.

À Vitória, où je réside, en décembre 2013, des centaines de jeunes qui profitaient d’une ronde funk à proximité d’un centre commercial, ont dû se réfugier à l’intérieur afin de fuir la répression de la police qui criminalise cette culture musicale. Il y eut immédiatement un sauve-qui-peut dans ce centre commercial. Les jeunes ont été regroupés dans l’espace Praça da alimentação, ils ont dû s’assoir et retirer leur chemise. Ensuite ils ont été expulsés, en file indienne, par la police sous les applaudissements des personnes présentes. Finalement, lors de l’enquête, aucun indice n’a pu démontrer que l’un d’eux allait commettre un crime. Cette culture de l’exaltation est fortement présente sur la toile. Il s’agit d’une haine de ce qui est nouveau, de la différence, de la multiplicité. C’est pour cela que la mort est l’élément subjectif qui mobilise ces sites. Montrer que les criminels peuvent être tués, à terre, le visage, la poitrine ou n’importe quelle autre partie du corps détruite par les tirs, est une manière de renforcer la négation de la vie.

Est-ce que ces sites échangent avec d’autres sites qui ne sont pas forcément dédiés à la question des Polices Militaires ? J’ai vu, par exemple, un ʺNon à Dilma Rousseffʺ, un ʺChaos dans la Santé Publiqueʺ et un ʺMouvement Contre la Corruptionʺ. Quels liens ces personnes établissent-elles entre ces thèmes ?

Oui, ce sont des sites qui se situent dans le champ de la droite la plus réactionnaire du pays. Mais c’est aussi un indice de la mutation du conservatisme au Brésil. Malheureusement, le contrôle de la corruption est devenu un désastre. Cette condition d’échec alimente la dépolitisation. Et la dépolitisation est le combustible de ces sites. Mais celle-ci ne peut être réduite à un processus émanant des ʺoppresseursʺ, elle est aussi la conséquence d’une situation où les gouvernements successifs ont été impliqués dans des scandales et où le mode de gouvernement s’est construit sur la base de relations politiques absolument cyniques.

NOTES DE LA TRADUCTION :

[1] Ce nom fait référence au symbole du Bataillon des Forces de Police Spéciales, représentant un couteau (instrument de combat) traversant un crâne (victoire sur la mort).
[2] Les trois paragraphes qui suivent n’apparaissent pas dans le texte original, la journaliste indique le lien qui permet d’y accéder. Nous avons estimé utile de les intégrer au texte en français.
[3] Cette notion, apparue en Amérique du Nord vers 1970, concerne l’étude des influences des technologies et modes de communication sur les structures sociales et les formes culturelles.
[4] La ROTA (Rondas Ostensivas Tobias de Aguiar) est une troupe de la Police Militaire qui a eu un rôle important dans l’histoire du Brésil.
[5] Polícia Unida Jamais Será Vencida : Police Unie Jamais ne Sera Vaincue ; Eu NASCI para ser Polícia : Je suis né pour être policier.
[6] Fardados e armados : en uniforme et armés.
[7] Rappel de la « Marcha da Familia » qui en 1964 a rassemblé un million de manifestants contre le ʺcommunismeʺ de João Goulart et apporté son appui au coup d’état militaire.
[8] Député fédéral de Rio de Janeiro d’extrême-droite, il affiche des idées favorables à la peine de mort, aux violences corporelles pour lutter contre l’homosexualité des enfants, à la torture des trafiquants de drogue, à la dictature militaire, au racisme envers les indiens et les noirs.
[9] Il s’agit des manifestations de juin 2013, déclenchées suite à l’augmentation du prix des transports publics.
[10] Sites alternatifs créés en dehors des sites institutionnels.
Voir aussi : Ninja, le média social des manifestations au Brésil ;
Lettre d’un Brésil qui continue de manifester ; Le journalisme à l’ère des « creative commons ».

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