Corps émancipés, pensées subjuguées

 | Par Frei Betto

<img36|left> L’industrie culturelle, si bien analysée par l’Ecole de Frankfort, retarde l’émancipation humaine en introduisant l’assujettissement de la pensée au moment où l’humanité se débarrassait de l’assujettissement du corps. Longue est l’histoire de l’assujettissement du corps, à commencer par l’esclavage, qui a duré des siècles, notamment au Brésil où il a été considéré comme légal et légitime pendant 358 ans.

Les esclaves ne sont pas les seuls à avoir été soumis à l’assujettissement de leurs corps. Les femmes aussi. Cela fait moins d’un siècle qu’elles ont commencé le processus d’appropriation de leur propre corps. La domination subie par le corps féminin était endogène et exogène. Endogène parce que la femme n’avait aucun contrôle sur son organisme, considéré comme une simple machine reproductrice et souvent diabolisé. Exogène par tant de discriminations subies, de l’interdiction de voter à l’ablation du clitoris, de l’obligation de se couvrir le visage dans les pays musulmans à l’exhibition publique de sa nudité tel un appât publicitaire dans les pays capitalistes de tradition chrétienne.

Au moment où le corps humain atteignait son émancipation, l’industrie culturelle a introduit l’assujettissement de la pensée. Les médias ressemblent à une pieuvre dont les tentacules nous encerclent par tous les côtés. Essayez de penser différemment de la monoculture qui nous est imposée au travers des programmes de divertissement ! Si votre fille qui est âgée de 20 ans affirme être encore vierge, ce sera perçu comme un anachronisme ridicule. Si elle apparaît dans l’émission « Big Brother » en train de s’envoyer en l’air via satellite pour l’onanisme visuel de millions de téléspectateurs, cela fera partie du spectacle. Le processus d’assujettissement de la pensée se sert du prosaïque, de l’éphémère, du virtuel et du furtif comme des cravaches. Et détonne progressivement les anciennes valeurs universelles. L’éthique ? Ne laissez pas échapper les occasions d’avoir du succès et de devenir riches, à condition de ne pas nuire à votre image... Maintenant, tout est jetable, y compris les valeurs. Et nous sommes tous incités à un recyclage perpétuel - professionnel, identitaire, relationnel.

Nos parents partaient à la retraite après avoir occupé le même poste. Aujourd’hui, comme il est à plaindre celui qui, en répondant à une offre d’emploi, ne présente pas dans son CV la preuve qu’il a déjà travaillé dans au moins trois ou quatre entreprises de la même branche ! Voici la civilisation intransitive, déshistorisée, convaincue qu’en elle s’épuisera l’évolution de l’être humain et de la société. Il ne reste plus qu’à dilater l’expansion du marché. Nous sommes assujettis par la technologie multimédia, sans que nous ayons conscience de cet esclavage virtuel. Au contraire, elle nous donne l’impression d’être des « Empereurs du canapé », d’après l’expression de Robert Stamp. Nous avons tant de pouvoir, la télécommande à la main, que nous passons rapidement d’une chaîne de télévision à une autre afin d’établir notre propre programmation. Nous ne sommes plus enclins à supporter de longs discours rationnels. La vertigineuse vitesse technologique nous oriente et nous maintient accrochés aux intérêts du marché.

Notre bouée de sauvetage réside, heureusement, dans l’observation de Jean Baudrillard selon laquelle tout excès entraîne toujours le contraire de l’effet recherché.
C’est le cas de l’obésité. La nourriture est indispensable à la vie, mais tout excès peut nuire au système cardio-vasculaire et entraîner d’autres problèmes collatéraux.

La quantité d’information est telle que nous préférons ne plus lui accorder de l’attention. La communication devient de l’incommucation. Ou de la communicassation, car elle nous casse les mots en nous réduisant au stade de simples récepteurs de la puissante machine publicitaire.

Cet assujettissement de la pensée se produit en pleine crise de la modernité qui, démystifiée par la barbarie - deux guerres mondiales, l’incapacité du capitalisme à distribuer les richesses, la chute du socialisme soviétique, etc.- se met à rejeter tous les « ismes ». Les espaces d’expression de la citoyenneté, tels que la politique et l’Etat, sont décrédibilisés.

Tout et tous célèbrent le culte d’un souverain unique : le marché. C’est lui la Maison du Maître qui nous maintient dans la case des esclaves de la consommation compulsive, de l’hédonisme effréné, de la désolidarité et de l’égoïsme.

Heureusement que des initiatives telles que le Forum Social Mondial brisent le monolithisme culturel et ouvrent un espace à la conscience critique et à de nouvelles pratiques d’émancipation.


Par Frei Betto

Source : ALAI, América Latina en Movimiento - 18/02/05

Traduction : Jean Jacques Roubion pour Autres Brésils


Carlos Alberto Libânio Christo, ou Frei Betto, est dominicain et écrivain, auteur de nombreux livres et essais, entre autres de Típicos Tipos, qui a obtenu le prix Jabuti en 2005. Il a été conseiller spécial de Lula en 2003-2004. La valeur de son témoignage est renforcée par la persécution qu’il a personnellement vécue sous le gouvernement militaire (1964-83). Engagé en 1969 dans la lutte armée aux côtés de Carlos Marighella et prisonnier pendant cinq ans, à sa libération en 1974, il fonde la Pastorale ouvrière puis la Pastorale de la terre, qui seront des pépinières de cadres du nouveau syndicalisme brésilien (CUT), du Parti des travailleurs (PT) et du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST).

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