Chronologie du cynisme environnemental

 | Par Camila Moreno, Rachel Jennifer

Au cours de la conférence inaugurale de l’EPSJV / Fiocruz, la chercheuse Camila Moreno a proposé un historique détaillé de la conférence des Nations Unies sur l’environnement et explique ce qu’il y a derrière le discours de l’économie verte, à l’approche du sommet Rio +20.

Par Rachel Jennifer, de l’Ecole Polytechnique de Santé Joaquim Venâncio (EPSJV / Fiocruz)

Source : EcoAgência - 01/04/2012

Traduction : Sandro Freire pour Autres Brésils
Relecture : Philippe Roman


<img2325|left> Rares sont ceux qui parviennent encore à nier que le monde connaît actuellement une crise environnementale - pollution de l’air, du sol, de l’eau, extinction des espèces, inondations, glissements de terrain, pénuries d’eau - bref, il existe d’innombrables preuves d’un déséquilibre de l’environnement. Mais ce qui pourrait ne pas être évident, c’est que, bien que préjudiciable pour la plupart des gens, la destruction des ressources naturelles peut être une source de profits pour une minorité. Comment cela se produit-il ? La réponse à cette question a été donnée lors du cours inaugural de Mme Camila Moreno donné à l’EPSJV / Fiocruz au sujet de la Conférence de Rio +20 : A qui sert l’économie verte ?

"S’il y avait des forêts partout autour de nous, quelqu’un paierait-il pour que les aras aient un espace de reproduction ? S’il y avait de l’eau pure partout sur Terre serait-on prêt à payer pour pouvoir boire cette eau ? "demande la chercheuse. Ainsi explique-t-elle que l’économie verte porte une grande contradiction en elle-même : elle ne produit de la richesse que quand il ya pénurie de ressources naturelles.

Camila Moreno, qui est la coordinatrice de la « soutenabilité » à la Fondation Heinrich Böll et accompagne depuis plusieurs années les conventions sur le climat et la biodiversité de l’Organisation des Nations Unies, relate dans le détail l’histoire de l’ONU et la transformation de l’économie au fil du temps. "Pour parler de l’économie verte et Rio +20, nous devons d’abord définir ce qu’est une Conférence des Nations Unies. L’Organisation des Nations Unies a été fondée en 1944 ; avant cela, il y avait la Société des Nations », commence la chercheuse, qui est aussi membre du GT de l’écologie politique du Conseil latinoaméricain de sciences sociales (CLACSO), et du Conseil international pour une Amérique latine sans OGM (Rallt).

Avec humour, Camila compare la Société des Nations, qui a conduit à l’ONU, avec la réunion de super-héros de la bande dessinée "pour sauver le monde du mal." « Après la Seconde Guerre mondiale, il est impossible de comprendre le monde sans penser à ce qu’est le multilatéralisme, cet espace construit après la Seconde Guerre mondiale : l’Organisation des Nations Unies. Tous les pays y ont une voix. Le vote d’un pays africain, en théorie, a la même valeur que le vote de l’Allemagne ou de la France, mais ce qui se passe, c’est que cette structure, qui a été mise en place précisément pour gouverner le monde, connaît de profonds changements et se trouve profondément remise en question », déclare-t-elle. Elle explique que la formation de groupes de pays tels que le G7 et le G20 a produit un changement dans le rapport de forces au sein de l’Organisation des Nations Unies, donnant plus de pouvoir aux grandes puissances.

La chercheuse a aussi détaillé les transformations du concept d’économie, ce qui pour elle est tout aussi fondamental pour ceux qui veulent comprendre la proposition d’une économie verte. Camila a noté que le mot « économie » vient du mot grec « oikos », qui signifie prendre soin de la maison, ou encore gérer le ravitaillement et garantir qu’il y a des animaux pour l’alimentation, les cultures, etc. La monnaie, symbole de l’économie actuelle, n’était pas en papier ou en pièces telle qu’elle est aujourd’hui. "Nous avions l’habitude d’utiliser des coquillages, des fèves de cacao, des petites pièces de céramique. Toute une série de choses ont été utilisées au cours de l’histoire pour que les gens échangent et que la valeur du moyen d’échange reste stable », dit-elle. Selon la chercheuse les idées de l’économie liées à la croissance font partie de l’histoire récente. "Ce sont des idées récentes dans l’histoire parce que quand on pense à l’oikos, le ménage ne signifie pas renverser, occuper et passer par-dessus la maison de l’autre, pour croître et accumuler. Parce que je ne peux pas croître au point d’expulser les autres hors de la Terre. Et si c’était le cas peut-être que je pourrais alors construire des vaisseaux spatiaux et envoyer tous ceux qui sont de trop vers une autre planète ", a-t-elle plaisanté.

Chronologie

Camila met en évidence plusieurs moments importants pour comprendre comment le monde en arrive à Rio +20 et à sa proposition officielle de l’économie verte comme solution à la crise mondiale. Suivant un ordre chronologique, la chercheuse souligne les réalisations du système de Bretton Woods - qui a établi la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) - et évoque la guerre froide, qui a divisé le monde en deux blocs, socialiste et capitaliste. De même, la création de l’ONU et de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), présidée à l’époque par le Brésilien Josué de Castro, est considérée comme un jalon dans ce processus. "Josué de Castro a mis en évidence que les questions de la faim et de la nutrition dans le monde sont essentiellement d’ordre politique. Ce n’est pas étonnant qu’il ait évoqué cela. En effet, à cette époque, la stratégie de guerre froide, afin de vaincre le bloc communiste, était de mener une révolution verte fondée sur l’idée de transformer massivement les écosystèmes du monde en grandes monocultures de semences hybrides. Pour la première fois dans l’histoire, les agriculteurs devaient acheter des semences à chaque récolte et utiliser tous les produits chimiques hérités de la Seconde Guerre mondiale, "a-t-elle critiqué.

Toutefois, selon Camila, certains se sont interrogés sur le discours de la Révolution verte. Ainsi un autre jalon important pour la chercheuse est la publication de Silent Spring par la biologiste américaine Rachel Carson en 1962. « En étudiant les dauphins au large des côtes de la Californie, elle a constaté que toute la vie marine est profondément polluée par l’utilisation cumulative des pesticides, qui entrent dans la terre, intègrent le cycle de l’eau et restent dans la nature. Elle a diagnostiqué non seulement l’extinction de plusieurs espèces, mais aussi le fait que ces produits chimiques et ces poisons atteignent la majorité de la population », dit-elle. Le livre, rappelle Camila, fut un énorme succès et a été considéré comme l’origine du mouvement environnementaliste aux États-Unis, qui a ensuite atteint d’autres pays.

Au début des années 70, une autre publication a eu un rôle important dans le processus qui culminera avec la Déclaration de Rio +20, mais cette fois soutenant l’esprit de la privatisation de la nature. Il s’agit du texte « La tragédie des biens communs », par Garret Hardin, qui a défendu l’idée que tout ce qui est public est appelé à disparaître. C’est dans ce contexte, selon Camila, que se tient la première conférence des Nations Unies sur l’environnement à Stockholm en 1972. "Pour la première fois ces pays, dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies, se réunissent pour réfléchir sur l’environnement humain. Mais ce qui se passe, c’est qu’un an après la Conférence de Stockholm, alors que devait être défini un agenda pour la protection de l’environnement en tant que bien commun, se produit un grand choc historique avec la crise pétrolière " remarque-t-elle.

La chercheuse explique qu’à cette époque fut créée l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et l’économie entra dans l’ère de la financiarisation, ou autrement dit, se délesta de l’étalon-or. " Aujourd’hui, comme il n’y a plus l’or et comme l’argent est entièrement virtuel, comme notre économie est livrée au capitalisme financier des marchés boursiers, le système économique a besoin de faire un saut, et c’est ce saut qui va se cristalliser à Rio +20, où l’effort sera de convaincre le monde que maintenant nous sommes entrés dans l’ère du capital naturel », dit-elle.

Dans les années 80, continue Camila, deux personnages, le président américain Ronald Reagan et le Premier ministre britannique Margaret Thatcher - mettent en scène un autre moment important dans l’histoire : le néolibéralisme, dont ils sont les grands défenseurs, et les premiers à le mettre en pratique. La chercheuse explique que les réformes mises en œuvre par les deux dirigeants, appelées « ajustement structurel », consistaient en la privatisation et la précarisation des droits des travailleurs. « Ces mesures, qui de façon générale transformèrent toutes les économies du Sud en même temps, furent connues sous le nom de Consensus de Washington », détaille-t-elle. Au-delà de ce consensus, selon la chercheuse, un autre consensus est également établi un an plus tôt à l’occasion du rapport rédigé par le Premier ministre norvégien Gro Harlem Brundtland à la demande de l’Organisation des Nations Unies intitulé Our Common Future, qui fournit pour la première fois le terme de développement durable. Camila met en évidence la similitude du nom du rapport avec le titre du document pour le sommet Rio +20 : « L’avenir que nous voulons. » « Mais la question qui se pose est de savoir : qui veut ? Il s’agit d’une question que nous devrions toujours poser, qui parle pour nous ? Qui y a intérêt ? » prévient-elle.

Chute du mur de Berlin

Pour Camila, l’année 1989, celle qui a vu la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, est une autre période cruciale pour la compréhension de la situation du monde. Peu de temps après, en 1992, s’est tenue, à Rio de Janeiro, la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement - ECO 92. « Pour célébrer cette victoire d’un système sur un autre se tient la Conférence de Rio, sous le gouvernement Collor, qui réunit à Rio 108 chefs d’Etat et de gouvernement pour un moment historique qui ne s’est pas encore répété depuis. A aucun moment autant de personnalités internationales n’ont été ensemble dans un même endroit » dit-elle. Camila explique que lors de cette conférence, afin de se justifier face à la société civile, sont signées trois conventions - sur le climat, la biodiversité et la lutte contre la désertification - les mêmes thèmes qui sont à l’agenda de l’économie verte. "Vingt ans plus tard, les offres de Rio +20 sont : le marché du climat, de la biodiversité et du sol » proteste-t-elle.

Pourtant, selon Camila, la société civile n’est pas restée impassible face aux perspectives de marchandisation des ressources naturelles. Elle met en évidence les mouvements de protestation qui ont émergé dans les années 90. En 1993, il y a la création de la Via Campesina ; peu de temps après, le soulèvement zapatiste remet en question l’Accord nord-américain de libre-échange (ALENA). « En 1999, lorsque l’OMC se réunit à Seattle (USA), les rues sont envahies par le mouvement anti-mondialisation, qui apparaît pour la première fois. La séance est levée, il y a des barricades et la ville est en feu, et la société civile déclare : « La vie n’est pas à vendre, le monde n’est pas une marchandise ». Cette campagne initie le processus du Forum Social Mondial", explique-t-elle.

Dix ans de Eco 92

Conformément à sa démarche chronologique, la coordonnatrice du développement durable pour la Fondation Heinrich Böll en vient à l’année 2002, année du sommet à Johannesburg, en Afrique du Sud, pour la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement durable, également connue sous le nom de Rio + 10. Selon la chercheuse, la Conférence a été un échec parce que les gouvernements ont dû reconnaître que très peu avait été fait en 10 ans depuis le « ECO 92 ». À ce stade, la solution présentée par les pays face aux problèmes environnementaux, selon Camila, se résumé aux partenariats public-privé, et ainsi une idée monte en force, celle que les entreprises doivent être associées aux gouvernements pour que le développement durable puisse avoir lieu. « Dix ans plus tôt, en 92 à Rio, il était impensable qu’une entreprise puisse siéger aux Nations Unies. Tout cela change de façon spectaculaire en l’espace de dix ans. Le secteur privé, les entreprises et toutes les institutions qui ont pour objectif le profit commencent à se sentir légitimes dans le cadre d’un processus de gouvernance mondiale », ajoute-t-elle.

2005 est l’année de la victoire pour les mouvements sociaux avec le plébiscite contre la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) et c’est aussi, selon Camila, l’année d’un autre événement important : l’ouragan Katrina aux États-Unis, qui prouve la fragilité de l’environnement et l’exposition particulière des populations pauvres face au changement climatique. "Quand il y a une inondation, ce qui se produit à Leblon est très différent de ce qui se passe à la périphérie de São Paulo et de Rio, et cette vulnérabilité des pauvres a été mise en évidence avec le passage de l’ouragan Katrina", dit-elle.

Encore une fois, c’est un rapport qui a marqué l’histoire : le document intitulé « L’économie du changement climatique », également connu comme le rapport Stern, écrit en 2006 par Nicholas Stern, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, en réponse à la commande du gouvernement anglais. Camila fait remarquer que le document présente des opportunités de faire des affaires grâce au réchauffement climatique, comme la production d’agrocarburants. Selon la chercheuse, sur la base de ce rapport, le terme économie-carbone commence à prendre du poids dans les discours des dirigeants. En 2008, la crise financière explose. "Je recommande que vous regardiez le film Inside Job - Inside Job est un documentaire brillant sur la formation des économistes qui ont sciemment été complices de la crise financière, et sur la manière dont le système profite de la crise pour se développer. Autrement dit, la crise environnementale n’est pas un obstacle au capital, c’est une occasion de faire des affaires", dit-elle.

Selon Camila, c’est à partir de là que le discours "vert" prend encore plus d’importance. La chercheuse souligne que les gouvernements du monde entier ont déjà convenu de mesures afin de mettre un prix sur les services écosystémiques comme la pollinisation par les abeilles, ou le renouvellement de l’air. « Le marché du carbone est un marché pour acheter et vendre des droits à polluer l’air. Aujourd’hui, il existe deux projets de loi qui traitent de la façon dont la législation déterminera le paiement des services environnementaux. Un des principaux services rendus par l’environnement, qui se chiffre en milliards, est la pollinisation des abeilles. Mais la question qui se pose est de savoir : comment payer les abeilles ? Quel est le syndicat des abeilles ? Qui recevra l’argent au nom des abeilles ? », plaisante-t-elle.

Hégémonie

La chercheuse souligne combien le concept d’hégémonie est essentiel à la compréhension des consensus forgés à travers l’histoire, y compris ceux qui se rapprochent de la défense de l’économie verte, de Rio +20. « L’économie verte énonce, par exemple, que les villes sont les plus efficientes et qu’il est inefficient de vivre à la campagne. Une des tâches de l’économie verte est de vider la campagne car il est impossible de vendre du contenu technologique de transmission de l’énergie éolienne et de l’énergie solaire et de vendre plusieurs brevets pour des gens qui sont dispersés dans les champs, comme les peuples autochtones, qui utilisent très peu d’argent. La campagne doit être le lieu où vont être produits et vendus de l’écotourisme et des services environnementaux. Mais nous devons penser à une question très simple : qui peut vendre quelque chose ? Qui peut vendre des services environnementaux ? Celui qui est propriétaire des terres. Et nous savons que le Brésil est le pays qui a la concentration des terres la plus inégale au monde. Alors, ceux qui vont vendre et réaliser des bénéfices seront à nouveau les acteurs de l’agrobusiness », conclut-elle.

Camila a conclu son exposé en parlant de deux autres instruments de mise en œuvre de l’économie verte déjà en vigueur au Brésil, la ‘Bourse Verte’ de Rio de Janeiro, et les changements récents dans le Code forestier brésilien. « Au cours du sommet Rio +20 aura lieu un événement à ne pas manquer : le lancement de la ‘Bourse Verte’ de Rio de Janeiro. Qu’est-ce qui y sera vendu ? Des crédits carbone, des droits d’émission d’effluents chimiques dans la baie de Guanabara, des titres UPP (Unités de Police Pacificatrice), parce que pour faire de bonnes affaires, la pauvreté doit être ‘pacifiée’ et militarisée », affirme-t-elle.

A propos du Code forestier, elle explique que le chapitre principal de la nouvelle législation parle précisément des incitations financières, qui selon Camila sont emblématiques de l’économie verte. « Le chapitre dix dit que chaque hectare de végétation que les propriétaires ont inscrit dans le registre pourra être inscrit au ‘cadastre rural’. Ainsi, il sera émis un bulletin de couverture végétale, et une fois émis ce bulletin, le propriétaire aura 30 jours pour l’enregistrer à la bourse des valeurs, car il pourra être acheté ou vendu. Autrement dit, une fois approuvé le Code forestier, l’inspecteur de l’IBAMA peut arriver dans une monoculture de canne à sucre de 5000 hectares, utilisant du travail esclave, et demander : « Où est la réserve légale ? » Il regardera autour de lui et ne verra aucun arbre, mais le propriétaire dira : « le document officiel est ici, voici ma réserve légale, je possède tant d’hectares dans le Tocantins » explique-t-elle.

Pour la chercheuse, c’est un signe avant-coureur de ce qui peut arriver à l’échelle mondiale, bien qu’il existe encore des obstacles à cette proposition qui ont besoin d’être exploités. « D’ici à quelques années on pourra avoir un marché pour ce qui reste de la nature, et ceux qui vont gagner dans l’économie verte seront les propriétaires des ressources naturelles. Mais le plus grand obstacle à cette évolution est le fait qu’existent encore des biens communs, des lieux à usage collectif, et des peuples et populations qui croient encore que ce n’est pas en privatisant, ni même par le commerce, que l’on construira une autre société et une autre nature », a-t-elle conclu.


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