Ce qui couve à Recife : Réflexions autour des Bruits de Recife

 | Par Beatriz Rodovalho, Laura Rebessi

Cela faisait longtemps qu’un film brésilien n’avait pas fait autant de bruit.
Les Bruits de Recife, (O Som ao Redor, Kleber Mendonça Filho, 2012) est la chronique d’un quartier résidentiel de Recife dont le quotidien est perturbé par l’arrivée d’une société de sécurité privée. Bia, femme au foyer et mère de deux enfants, essaie de faire taire le chien du voisin. Le vigile Clodoaldo rend visite à Francisco, le patriarche et propriétaire d’une grande partie des bâtiments de la rue. João, son petit-fils, se réveille dans les bras de Sofia après une soirée. Cette « réflexion sur histoire, violence et bruit » [1], divisée en trois chapitres (« Chiens de garde », « Gardes nocturnes » et « Garde-côtes »), dresse le portrait d’un pays qui se modernise sur une structure sociale archaïque.

Suite à la première du film organisée par Autres Brésils et sa sortie en France le 26 février, ce texte discute de la place du film dans le cinéma brésilien et met en lumière quelques questions posées par ce premier long-métrage de Mendonça Filho.

L’état d’un cinéma
Le film Les Bruits de Recife s’insère dans la production d’une nouvelle génération de cinéastes de Recife qui s’est organisée à partir de collaborations nées dans des espaces de rencontre autour du cinéma (cinéclubs et le cinéma de la Fondation Joaquim Nabuco) et grâce à la politique cinématographique de l’état de Pernambuco. Le cinéma contemporain de la région, qui décentralise la production cinématographique brésilienne traditionnellement concentrée à Rio de Janeiro et São Paulo, a établi son espace dans le contexte national avec les œuvres de réalisateurs comme Lírio Ferreira (Baile Perfumado, 1997, Árido Movie, 2005) et Cláudio Assis (Amarelo Manga, 2002, Febre do Rato, 2011). Le cinéma de ce nouveau groupe de Recife, quoiqu’il ne constitue pas un mouvement ou une école, travaille une série de problématiques communes et construit un autre regard sur la société brésilienne dans le cinéma national.

Les documentaires de jeunes réalisateurs comme Marcelo Pedroso (Pacific, 2009) [2] et Gabriel Mascaro (Doméstica, 2012) [3] font partie de ce cinéma qui remet en question les structures socio-politiques et les tensions économiques du pays, en refusant les discours pamphlétaires et pédagogiques qui marquent un certain cinéma d’ambition politique au Brésil depuis les années 1990. Les transformations accélérées de l’espace urbain de Recife (la verticalisation de la ville liée à une forte spéculation immobilière) et l’insertion d’une partie de la classe populaire dans la société de consommation pendant les années Lula sont aussi au cœur des thématiques de cette production. La distribution de l’espace urbain et des espaces sociaux de la ville permet au cinéma d’interroger la société brésilienne contemporaine sur ses rapports de classe, ses pratiques, ses valeurs, ses désirs, ses phobies, mais surtout sur son origine, comme le fait Les Bruits de Recife. Le film évoque la question historique qui détermine une configuration sociale continuant de reposer sur une structure extrêmement hiérarchisée. Les rôles et les espaces symboliques sont rigides et construits sur l’amnésie du passé colonial et esclavagiste. Ce passé habite et hante le présent. Au delà des tensions entre l’archaïque et le moderne, l’urbain et le rural et le régional et le national, l’espace privé et l’espace public se confondent, ainsi que les relations entre patrons et travailleurs.

Pour certains critiques, comme le théoricien Jean-Claude Bernardet, ce cinéma de Pernambuco remet en scène la lutte des classes dans le cinéma brésilien. Ismail Xavier établit également un dialogue avec le cinéma des années 1960 et 1970 des mouvements du Cinema Novo et du Cinema Marginal, en actualisant leur vocation politique sous un autre prisme, moins totalisant et téléologique [4]. Cette prise de position face à la société brésilienne à travers le cinéma et le retour de la question de classe dans la production cinématographique contemporaine sont fondamentaux. En 2012, quatre des cinq plus grands leaders du box-office national ont été des comédies grand-publics coproduites par Globo Filmes [5] (la succursale cinématographique de Rede Globo [6]). En 2013, l’année record pour la production nationale depuis la Retomada [7] avec 127 films sortis, huit des dix plus grands succès brésiliens en billetterie ont aussi été des comédies forgées par ou sous le modèle de Globo [8].

Les leaders du box-office des films nationaux de 2013 : Minha Mãe é Uma Peça et De Pernas pro Ar 2 : 4.600.145 et 3.787.852 de spectateurs respectivement. Le film Les Bruits de Recife a fait presque 100.000 entrées.

Dans ce contexte de domination de films jetables et d’un humour qui perpétue les stéréotypes et réaffirme le statu quo (notamment De Pernas pro Ar 2 [9]), ainsi que d’un cinéma qui soit s’éloigne de son rôle politique et historique, soit ne l’accomplit pas, le cinéma contemporain de Recife occupe un espace nécessaire dans le cinéma brésilien [10].

L’intime étranger
Selon la professeure Lúcia Nagib, pour problématiser et représenter un état des choses brésilien, Les Bruits de Recife utilise des figures et des éléments narratifs autres que le Cinema Novo et le cinéma de la Retomada [11]. L’espace urbain et privé, par exemple, prend la place des grands paysages du sertão et de la mer – figures récurrentes et chargées de signification dans le cinéma brésilien. Ismail Xavier affirme également que le film déplace la représentation de la violence et des maux urbains [12] ayant souvent la favela ou les quartiers populaires comme univers du récit. Ainsi, à la différence de films comme La Cité de Dieu (Fernando Meirelles et Kátia Lund, 2002), Troupe d’Élite (José Padilha, 2007), Central do Brasil (Walter Salles, 1998) et La Vie peu ordinaire de Dona Linhares (Eu, Tu, Eles, Andrucha Waddington, 2006), dans Les Bruits de Recife, l’espace de l’autre dans le cinéma brésilien – la favela et le sertão – donne lieu à l’univers de la classe moyenne et de l’élite, d’où le cinéaste prend sa position pour créer un portrait du malaise dans la civilisation brésilienne. Mendonça Filho a choisi de construire un regard sur son propre milieu social : la rue où il habite dans le quartier de Setúbal à Recife. L’appartement de Bia est son propre appartement.

À partir de ce microcosme où se déroulent des situations banales, il est capable de concevoir une image à la fois locale et nationale. Comme l’écrit le chercheur Christian Gilioti, « plus qu’un portrait du quotidien local, ce que nous avons c’est une étude des formes contemporaines de domination dans ses particularités, qui dans la vie journalière de Recife fonctionnent à la brésilienne » [13]. À côté des films comme Doméstica et Pacific, Les Bruits de Recife transforme l’écran cinématographique en miroir de la société brésilienne. Évidemment, ce dispositif et l’image qu’il reflète sont des constructions et des représentations de la réalité. Dans le film, pour exposer les valeurs et les tensions refoulées d’un groupe social ou des individus qui le composent, les discours, les gestes et les pratiques sont retirés de leurs contextes et recontextualisés dans un univers cinématographique qui évoque un tout, une collectivité, à travers la partie [14]. Les situations familières apparaissent comme troublées dans l’« écran-miroir » qu’est le film. C’est le cas, par exemple, des relations entre patrons et femmes de ménage, qui mélangent affect et intimité (comme chez João) avec autorité et oppression (comme chez Bia). Ici, ce qui est naturalisé et normalisé dans la société brésilienne (au point d’occuper toujours un rôle marginal ou de toile de fond dans la production audiovisuelle – surtout dans les fictions télévisées) est mis au centre du récit.

Entre reconnaissance et étrangeté, cet écran-miroir établi par le film, censé rendre visible ce qui reste refoulé ou enfoui dans la constitution du pays, ne fonctionne pas toujours. Il est intéressant, dans ce sens, d’analyser un certain type de réception du film au Brésil. Contrairement à l’enthousiasme de la critique brésilienne, certains blogs ou commentaires du public dans des réseaux sociaux affirment que le film est un film sur « rien ». Serait-il, cet ordre des choses, tellement assimilé et profondément ancré dans l’habitus national que l’on puisse regarder et ne rien voir ? Ou ce regard voilé est-il l’expression d’un désir de ne pas voir ?

Spectres du engenho [15]
Le film commence par une séquence de photographies en noir et blanc qui évoquent le passé du Pernambuco – une histoire de maîtres des terres et de serviteurs qui les cultivaient. Ce sont des images d’archives montrant des travailleurs ruraux, qui paraissent déplacés la première fois qu’on les voit au sein de ce qui s’annonce comme une fiction urbaine. On se dirait devant un documentaire d’Eduardo Coutinho, plus précisément d’Un Homme à abattre (Cabra Marcado para Morrer, 1984), [16] qui porte justement sur les conflits agraires dans la région. Ces images défilent sur l’écran sur une musique sombre, jusqu’à ce qu’une coupe sèche introduise un travelling qui accompagne une fille en rollers et un garçon en vélo au rez-de-chaussée de leur bâtiment. Ce mouvement aboutit sur une cour où jouent plusieurs enfants surveillés par leurs nounous.Suivies de ce mouvement qui se perd (néanmoins sans complètement abandonner le raccord sonore), ces images sont trop fortes pour être oubliées, et restent prêtes à être réactivées par la mémoire du spectateur. Elles reviennent surtout à deux moments vers la fin du film : le bain de sang dans la rivière du engenho et la confrontation finale entre le patriarche Francisco et le vigile Clodoaldo.

Premièrement, pour mieux comprendre ce bain de sang qui fait irruption dans l’image d’un bain de cascade, il faut regarder de plus près le personnage de João et penser la génération et la classe sociale auxquelles il appartient. Les nouvelles générations de l’élite brésilienne reproduisent les systèmes historiques d’exploitation, en les actualisant et garantissant la hiérarchie sociale. Une grande partie de cette élite, cultivée et qui a beaucoup voyagé, comme João, peut avoir un certain niveau de critique de la société, mais ne met pas en cause ses propres privilèges, n’étant pas prête à les abandonner ni à s’engager pour un changement. João, par exemple, n’est pas d’accord avec les voisins qui veulent licencier le gardien de l’immeuble pour faute grave, sans lui payer ses droits. Par contre, il n’est pas suffisamment engagé pour rester jusqu’à la fin de la réunion de copropriété, qu’il considère « bizarre », pour défendre l’employé. Le portier, ensuite, disparaît du film, sans que cette absence cause aucune autre réaction de la part du protagoniste. João laisse faire et laisse passer.

De même, il accepte sans grand ébranlement/trouble la séparation avec sa petite amie Sofia, qui quitte le récit sans explication. Quelles ont été les vraies motivations de Sofia pour quitter João ? Aurait-elle senti au-delà des apparences et de la sympathie de João le passé qu’il porte (la « vieille histoire » évoquée par João pour justifier son départ) ? Ou aurait-elle pressenti le rôle qui l’attendait à l’intérieur de cette famille ? Comme l’écrit Christian Gilioti, Sofia ne partage pas le cri sauvage de Francisco et João sous l’eau de la cascade [17].

Ce qui est intouchable, pour lui, ce sont les liens familiaux, et cela devient très explicite quand, presque à la fin du film, il rencontre Dinho. Il semble que leur relation n’ait pas du tout été ébranlée par le fait que son cousin ait volé la radio de la voiture de Sofia. Il peut tout accepter de sa famille sans le remettre en question. Cette posture aliénée lui procure son style de vie, et on se demande jusqu’à quel point il sera capable de fermer les yeux.

La réponse du film paraît être : pour toujours. João est ainsi l’héritier de la responsabilité des actes de sa famille. Ces actes vivent en lui ; il est l’incarnation présente de l’histoire de cette famille (et qui ne l’est pas ?). La spéculation immobilière dont il fait son travail n’est qu’une version moderne de l’exploitation (de terres, de personnes, etc.) perpétrée historiquement par le clan. Ce n’est donc pas par hasard que la rivière de sang tombe sur lui, et non pas sur son grand-père. Différant du registre réaliste du film jusque là, cette scène « ultra-fictionnelle » expose la prise de position du réalisateur. Elle nous renvoie également aux images d’archives du prologue du film. À qui appartient ce sang ? À qui d’autre qu’aux opprimés d’un système colonial qui persiste et qui est aujourd’hui transposé à la dynamique de la ville ?

Selon Lúcia Nagib, ces photographies opèrent ainsi à la fois comme le retour des morts sur lequel écrit Roland Barthes et le retour du refoulé dans le présent du pays. Elles annoncent la survivance d’un passé de violence et d’oppression dans les pratiques sociales contemporaines. Dans Les Bruits de Recife, leur puissance spectrale est aussi figurée par la ruine du engenho. Avant la séquence dans la rivière, João et Sofia se promènent dans les restes d’une casa-grande et d’une senzala dans la ville de Bonito, à quelques kilomètres de Recife, où Francisco possède des terres. Ils marchent aussi à travers d’autres vieux bâtiments de la ville. C’est le spectre du engenho qui se re-présente. Ce caractère de hantise est renforcé par le paysage sonore d’un film d’horreur et du geste de Sofia – « bouh ! » – qui essaye de faire peur à João.

Ces tensions culminent dans la séquence finale entre Francisco et les veilleurs. Francisco appelle Clodoaldo chez lui pour lui demander d’assurer sa sécurité personnelle après l’assassinat d’un de ses « hommes de confiance ». Clodoaldo et son frère, néanmoins, confrontent Francisco à leur passé et à la mort de leur père. Face à face, ses hommes se mettent debout. Avec une coupe sèche, le film s’achève sur la famille de Bia, qui lance des feux d’artifices – la vengeance libératrice de la femme au foyer contre le chien de son voisin.

La confrontation des gardiens avec le vieux patriarche serait-elle une possibilité de rupture de l’ordre social ? Serait-elle une allégorie de la lutte de classes ? Serait-elle le retour à l’identique – une réponse violente à l’oppression ? Ou une simple vengeance individuelle ?

Cette fin ouverte pourrait marquer une tendance inévitable de l’invasion de la maison du maître par les classes opprimées, une possibilité de disjonction de l’ordre établi. En tant que règlement de comptes individuel, elle ne peut pas signifier une prise de conscience politique de toute une classe. Tout de même, ce que cette scène met en évidence est la faille dans le système : la paranoïa urbaine, certes exagérée et rendue profitable dans le cas d’une grosse partie de la classe moyenne, se justifie dans le cas de grands propriétaires, pas par une peur mesquine de se voir soustraire quelques objets de valeur, mais par une culpabilité profonde liée aux racines historiques. Or, ce même propriétaire n’a pas d’autre option que d’embaucher quelqu’un pour garantir sa sécurité qui vient forcément de la même classe sociale dont il veut se protéger.

Cette position de garde du corps, à l’époque de l’esclavage, était tenue par la figure du contremaître, lui-même issu des rangs des esclaves. Dans une structure sociale figée et sans issue, cette espèce de « promotion » garantissait quelques privilèges à son détenteur, d’un coté, et de l’autre, assurait la haine des esclaves envers lui. Il était, donc, enlevé de sa classe, ne faisant plus partie des esclaves, mais sans pourtant être incorporé à la classe des patrons. Il était ainsi redouté et méprisé par tous. Après la fin de l’esclavage, les rapports entre patrons et serviteurs (sous-payés, dépendants, ignorants) ont continué presque à lidentique, et les rôles se sont reproduits de manière pratiquement identique, y inclus celui du contremaître. Le nouvel ordre social qui commence à s’organiser, bien que très modestement, avec la redistribution de la richesse entamée par le gouvernement Lula, peut entraîner la possibilité de changement des hiérarchies, et, alors, commence à échapper au pouvoir (ou à la compréhension) des anciens patrons comme Francisco. Il en est de même pour la classe moyenne qui ne tolère pas l’ascension des classes populaires [18]. S’il y a de l’espoir dans le futur des organisations sociales, le film ne fait que pointer un certain espace de marge de manœuvre pour ceux qui veulent réclamer le pouvoir.

La résistance contre la domination, par contre, ne se limite pas à cette scène. Les images du prologue peuvent se manifester, toujours de façon spectrale, à chaque fois qu’une forme, bien que discrète, de résistance se fait ressentir. Si Un Homme à Abattre raconte une histoire presque héroïque d’une résistance qui a d’une certaine façon changé l’histoire du pays avec la création des ligues paysannes qui sont à l’origine du Mouvement des Sans Terre, le plus grand et le plus important mouvement social au Brésil, Les Bruits de Recife fait défiler devant nos yeux, quoique démobilisées et désorganisées politiquement, plusieurs petites formes de résistance quotidienne. On pense, par exemple, à Bia, qui, dans la frustration de son quotidien de femme au foyer, subvertit l’usage des appareils d’électroménager pour se procurer du plaisir et échapper à l’ennui imposé par une société extrêmement patriarcale et machiste. On pense aussi à sa femme de ménage, qui assume son erreur quand elle brûle l’un des gadgets de Bia contre le chien, mais qui ne se rabaisse pas et réclame sa dignité, sans accepter que la patronne lui crie dessus. Bien sûr, il y a aussi le premier agent de sécurité qui, accompagnant Clodoaldo dans sa visite à Francisco, évoque Lampião (mythique leader pendant les années 1920 et 1930 du Cangaço, la résistance contre le pouvoir des grands « colonels » du sertão), pour n’en citer que quelques uns.

Le passé récupéré par les images d’archives ressurgit, dans ce sens, encore une fois, et assume son statut de passé qui ne passe pas – dans le contre-courant des mœurs brésiliennes, qui ont plutôt tendance à oublier, ou à faire semblant. Le miroir que Mendonça tourne vers son public ne montre pas son visage le plus beau.

Paranoïa sécuritaire
L’autre spectre du film est, évidemment, la violence urbaine, qui n’existe dans le récit qu’en tant que menace constante et invisible. Cette paranoïa urbaine qui marque la classe moyenne et l’élite du pays se manifeste dans la valorisation des services privés de sécurité et dans la construction de l’espace, ordonné selon une structure qui vise à protéger et diviser.

La ségrégation spatiale par l’architecture constitue aussi une ségrégation de classe. Les Bruits de Recife montre des moments où l’autre (cet autre toujours fantasmé – le voleur, le noir, le favelado, le pauvre) brouille la séparation symbolique de l’espace urbain et de l’espace social, et montre aussi la porosité de certaines relations. Un exemple remarquable de la hantise de cet autre et de sa proximité imminente est le cauchemar de la fille de Bia, où sa maison est envahie par de nombreux jeunes de la favela (ici, tous noirs), qui ne commettent pas d’action criminelle, mais dont la simple présence effraie. La confrontation finale entre Clodoaldo et Francisco, décrite auparavant, constitue aussi une invasion des frontières de classe et de l’espace privé occupé par ce groupe. Le son, en outre, est le seul élément qui envahit tous les espaces et dérange tout ordre.

Il y a également dans le film un autre spectre de l’invasion : il s’agit du « garçon-araignée », un jeune Noir qui passe presque sans être vu par la maison où Clodoaldo rencontre son amante et qui est chassé d’un arbre par les vigiles nocturnes. Cette figure troublante est inspiré d’un fait divers à Recife qui est devenu une légende urbaine : un garçon surnommé ainsi du fait de sa façon d’escalader et de rentrer dans les appartements des gens. Un jour, son corps a été retrouvé couvert de balles. Comme on l’a vu dans la séquence qui se passe au vieux engenho de Bonito, comme tout au long du récit, le film s’approprie aussi d’autres éléments du genre de l’horreur pour créer cette menace de la violence, cette hantise du non-dit, qui provoque un malaise dans la représentation réaliste du quotidien [19]. C’est le son (ou le bruit), surtout, qui porte cette force.

Conclusion
Les personnages des Bruits de Recife forment un portrait très complexe (bien que non exhaustif) d’une société brésilienne qui essaie de se réinventer. D’un côté, il y a des personnages qui brisent un peu la barrière sociale et occupent un espace qui ne leur a pas été réservé historiquement, mais duquel ils se sentent maintenant en position de réclamer, à travers leurs résistances quotidiennes, leur envie de changer de situation, leur rappel de l’histoire, ou simplement à travers leurs visages qui témoignent en même temps de la diversité et des racines d’un peuple. D’un autre côté, pour composer ce tableau brésilien, il y a ceux qui sont les gardiens du statu quo et du vieil ordre social.

Tous comme ces personnages résistants, Kleber Mendonça Filho réclame sa position en tant que réalisateur dans une cinématographie presque seulement détenue par le marché et crée son propre espace pour raconter des histoires qui ne souffrent pas de l’amnésie de l’Histoire. Son nouveau film, Bacurau, doit sortir au Brésil en 2015.

Notes
[1] http://www.osomaoredor.com.br/sinopse
[2] Bande annonce en version originale du film Pacific
[3] Bande annonce en version originale du film Doméstica
[4] Deni Ireneu Alfaro Rubbo, “Recife em transe”
[5] Donnés de l’Agence Nationale du Cinéma (ANCINE)
[6] Rede Globo, qui s’étend dans plusieurs domaines de la communication, est la principale chaîne de télévision au Brésil, s’imposant dans le quotidien et dans l’imaginaire national, notamment à travers les telenovelas.
[7] L’historiographie du cinéma brésilien nomme Retomada la période de reprise de l’activité cinématographique dans le pays suite à des années de crise politique et économique et à la suppression des politiques publiques pour le cinéma pendant le gouvernement de Fernando Collor entre 1990 et 1992. La sortie du film Carlota Joaquina, La Princesse du Brésil en 1995 marque le début de cette reprise.
[8] Donnés de l’ANCINE
[9] Dans son interview avec Autres Brésils (18 février 2014), Kleber Mendonça Filho cite la séquence de ce film qui se passe à New York où les protagonistes – riches et blancs – sortent des boutiques comme Gucci, Apple et Nike portant de nombreux sacs pendant que leur bonne se balade dans les couloirs des boutiques de produits pour la maison dans la même frénésie consumériste que leurs patrons.
[10] Il peut partager cet espace avec des films comme Travailler Fatigue (Trabalhar Cansa, Marco Dutra et Juliana Rojas, 2010), de São Paulo, et A Cidade é uma Só ? (Adirley Queirós, 2011), de Brasília. Il faut, dans ce sens, souligner le rôle de Vitrine Filmes, responsable de la distribution brésilienne de ce dernier, ainsi que Les Bruits de Recife et Doméstica, entre autres films importants de la production contemporaine. Avec la conquête récente de son espace dans un marché dominé par de grands distributeurs, Vitrine offre un nouveau tremplin au cinéma national de qualité.
[11] Lúcia Nagib, « Em O Som ao Redor, todos temem a própria sombra ».
[12] “Visto dentro da produção brasileira, O som ao redor desloca a tônica do debate sobre a violência e as mazelas urbanas, em geral associadas à crise da família e focalizando uma juventude “sem pai” cuja condição social induz à entrada no crime organizado (e aqui, com certeza, é preciso que nos lembremos de filmes como Cidade de Deus, entre outros)”. Maria do Rosário Caetano, « A Força de um Filme »
[13] Christian Gilioti, « O Som ao Redor : Sociedade em ausculta »
[14] Voir l’analyse du film écrite par Cristiane da Silveira Lima et Milene Migliano à partir de Jacques Rancière. « Medo e experiência urbana : breve análise do filme O Som ao Redor »
[15] L’engenho était l’unité de production de sucre de canne pendant la période coloniale. Il comprenait l’ensemble de la propriété : les plantations, les locaux de production, la maison du propriétaire (casa-grande) et les habitations des esclaves (senzala).
[16] La relation entre les deux films nous a été confirmée par Kleber Mendonça Filho lors d’un entretien vidéo à être publié prochainement.
[17] Christian Gilioti, « O Som ao Redor : Sociedade em ausculta », p. 17.
[18][ Extrait de l’article "Les bruits de Recife, ou des films qui marquent une époque" de Luiz Zanin : “A classe média, espremida entre as extremidades da pirâmide social, parece intransigente na defesa dos seus direitos e leniente com suas obrigações. Não pode tolerar que a revista dominical venha fora do plástico, mas não vê problema nenhum em demitir um funcionário por justa causa para se livrar da indenização. Sente privilégios ameaçados e reage contra isso. É um retrato tão cruel como preciso deste Brasil contemporâneo, que assiste à ascensão das classes populares e o surgimento de uma “nova classe média”. Os alicerces da rígida estrutura da sociedade de classes deslocam-se um pouquinho, como placas tectônicas, e mesmo esse movimento mínimo parece suficiente para provocar enorme incômodo nos andares de cima.”
[19] Les court-métrages de Kleber Mendonça Filho anticipent cet usage, ainsi que d’autres éléments de style présents dans Les Bruits de Recife.

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