1500, l’année qui ne s’est jamais terminée

 | Par Eliane Brum

Les indigènes doivent être faux parce que leurs terres sont vraies – et riches.

Traduction pour Autres Brésils : Piera Simon-Chaix
Relecture pour Autres Brésils : Mathilde Moaty}}

Texte originellement publié sur El País, également disponible en espagnol.

(Photo : Gabriel Felipe/RBS TV)

Un enfant de deux ans a été assassiné. Un homme lui a caressé le visage. Et l’a égorgé. Le bébé était un indigène du peuple Kaigang. Son nom était Vitor Pinto. Sa famille, accompagnée d’autres du même village, était arrivée à la ville peu avant Noël afin de vendre des objets artisanaux. Ils sont restés jusqu’au Carnaval, ayant trouvé refuge dans la gare routière d’Imbituba, sur le littoral de Santa Catarina. C’est là que la mère de Vitor était en train de le nourrir, quant un homme a fait irruption et lui a tranché la gorge. C’était le 30 décembre, à midi. 2015 était sur le point de s’achever.

Et le Brésil ne s’est pas arrêté pour pleurer l’assassinat d’un enfant de deux ans. Les cloches n’ont pas sonné pour Vitor.

Sa mort n’a même pas fait la une de la presse nationale. Si mon fils, ou le fils de n’importe quelle femme blanche de classe moyenne, avait été assassiné dans des circonstances similaires, les journaux en auraient fait des gorges chaudes, des spécialistes se seraient penchés sur les raisons d’une telle violence, des gens auraient pleuré et auraient fait preuve de solidarité. Et peut-être y aurait-il même eu des bougies et des fleurs dans la gare routière, comme pour les victimes du terrorisme à Paris. Mais Vitor était un indigène. Un bébé, mais indigène. Petit, mais indigène. Victime, mais indigène. Assassiné, mais indigène. Égorgé, mais indigène. Ce « mais » est l’assassin masqué. Ce « mais » est un tueur en série.

La photographie illustrant les rares articles sur la mort du petit montre le sol bétonné de la gare routière. Une paire de sandales bleues aux motifs enfantins. Une bouteille en plastique, le moule d’une petite étoile de mer qui aurait pu servir à faire des pâtés de sable, un couvercle en plastique de ce qui ressemble à un petit sceau pour enfant, un emballage en forme de tube, un tissu aux motifs floraux posé contre le mur, peut-être un drap. Les légendes indiquent « scène du crime » ou « les possessions de l’enfant ».

Les indigènes doivent être faux parce que leurs terres sont vraies – et riches.

Cette photo est un document historique. Pour ce qu’elle montre autant que pour ce qu’elle ne montre pas. Elle garde une trace du jetable : les objets en plastique, les sandales épargnées. Elle ne garde aucune trace de celui qui a été arraché à la vie. L’absence est l’élément principal de ce portrait.

Au Brésil, les indigènes ne sont tolérés qu’en peinture. Ils sont appréciés quand ils posent pour la représentation d’un passé obsolète, quand ils jouent le rôle des premiers habitants de cette terre, sans vêtements, avec leurs coiffes ; quelque chose de joli pour décorer un mur ou pour illustrer la couverture d’un livre qui fait bien dans le salon. S’ils sont empaillés, on les tolère, et encore, en dessin. Aujourd’hui, leur persistance à exister est considérée gênante, de mauvais goût. De nombreux projets sont en cours au Congrès, dont la finalité est d’éventrer les terres indigènes pour les offrir à l’exploitation et au « progrès ». Par ailleurs, le gouvernement de Dilma Rousseff (PT) refuse d’homologuer de nombreux territoires indigènes, pourtant dûment reconnus comme tels, afin de pouvoir y réaliser des travaux importants ou par peur de contrarier les intérêts de l’agrobusiness. La Fondation nationale de l’indigène (Fundação Nacional do Índio – Funai) est en train d’être progressivement démembrée. Elle est tellement fragilisée que parfois, elle aussi se révèle indécente. Les indigènes peuvent exister au passé. Pas au présent.

Comme le dit l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, les indigènes sont des spécialistes de la fin du monde, puisque leur monde s’est fini en 1500. Ils ont cependant eu l’audace de survivre à l’apocalypse agencée par les dieux européens. Bien qu’ils aient été exterminés par centaines de milliers, ils ont survécu à l’extinction totale. Et parce qu’ils ont survécu, ils continuent d’être mis à mort. Quand il n’est pas possible de les tuer, la stratégie est de les transformer en pauvres, refoulés à la périphérie des villes. Quand ils deviennent des pauvres urbains, nous les qualifions de « faux indigènes ». Ou des « paraguayens », en ajoutant en plus un préjugé à l’encontre du pays voisin. Au passé, les indigènes sont une allégorie : « mon fils, regarde comme les premiers habitants de cette terre étaient vaillants. » Au présent, cela donne « des obstacles au développement ». « Mon fils, regarde comme ils sont laids, sales et paresseux, ces vilains indiens. » Les indigènes doivent être faux parce que leurs terres sont vraies. Et riches.

La mort des enfants indigènes ne change rien à la politique, les photos de leur absence ne tirent de larmes à personne.

Si Victor était un obstacle, cet obstacle n’existe plus. C’est pour ça que cette photo est un document historique. Si l’honnêteté existait, c’est cette photo qui devrait être accrochée au mur.

On dirait qu’il n’est pas suffisant que Vitor, un bébé de deux ans, passe des semaines à même le sol d’une gare routière parce que la violence exercée contre son peuple fut si grande et dura si longtemps et dure encore aujourd’hui que ses parents, Sônia et Arcelino, sont contraints de quitter leur village pour vendre leurs objets artisanaux. À prix bas, parce que les artisans sont dévalorisés. Il est important de se rendre compte à quel point il faut être désemparé pour considérer une gare routière comme un lieu sûr et accueillant. Les gares routières sont des lieux de passage et la famille de Vitor, tout comme celles d’autres indigènes, s’y abrite à cause du mouvement. Une gare routière n’est le lieu de personne. C’est pour cela que c’est un lieu qui convient aux mendiants, aux gamins des rues, aux ivrognes, aux putes, aux fous, aux parias. Et aux indigènes. Ou plutôt, qui convenait. Et qui ne convient déjà plus.

Les gares routières sont des endroits où circulent les étrangers, et parce qu’ils sont « les autres », les étrangers natifs, les indigènes pensent qu’en ce non-lieu, ils peuvent échapper à l’expulsion. Mais cela n’empêche pas qu’ils soient expulsés. Une partie de la population des villes où les indigènes viennent vendre leur production artisanale pense que la gare routière est trop belle pour un indigène. Ou pour un « bugre », comme on les appelle dans certaines régions du sud du pays. « La gare routière est la carte postale de la ville, à un moment où il y a tellement de gens qui voyagent, qui viennent visiter. Quelle image vont-ils avoir de la ville ? », explique un commerçant de São Miguel do Oeste, qui fait aussi partie de l’État de Santa Catarina, pour justifier l’expulsion des indigènes avant Noël.

Vitor ne gâche déjà plus aucune carte postale. Il ne reste même pas un portrait de lui pour témoigner de son existence. La photo de son absence n’émouvra pas des millions de gens sur toute la planète, comme avait pu le faire la photo de l’enfant syrien échoué sur une plage turque. La mort des enfants indigènes n’infléchit aucune politique.

Avant que l’on ne m’accuse de précipitation, d’exagération ou d’injustice, il est nécessaire d’affirmer que les « citoyens du bien » ne souhaitent pas que les enfants indigènes soient égorgés. En aucune façon. Seulement qu’ils soient invisibles. Qu’ils restent dans des lieux où ils ne contaminent personne, ne salissent pas, n’enlaidissent pas. Mais pas non plus sur leurs terres si celles-ci sont riches en minéraux, fertiles pour le soja ou adaptées au bétail. Là non plus, ils ne sont pas légitimes. Qu’ils disparaissent, rien de plus. Mais tuer, non, tuer c’est mal.

2015 a été l’année où le Brésil a été deux fois lauréat. Le député d’état Fernando Furtado, du Parti communiste du Brésil (PCdoB) a été reconnu « raciste de l’année » par l’organisation Survival International pour sa déclaration d’anthologie au cours d’une audience publique : « Là-bas à Brasília, Arnaldo a vu les indiens tout bien habillés, avec des petits t-shirts, des petites flèches, une vraie petite bande de pédales, parce qu’il y en avait au moins trois qui étaient pédés, j’en suis sûr, des pédés. Je ne savais pas qu’il y avait des indiens pédés, je l’ai appris ce jour-là à Brasília... Tous des pédés. Alors c’est la question : comment un indien peut-il être un pédé, une tarlouse, et ne pas arriver à travailler et à produire ? C’est n’importe quoi ! ».

Le parlementaire faisait référence aux Awá-Guajás, considérés comme faisant partie de l’un des peuples les plus vulnérables de la planète. La remarquable inventivité dont su faire preuve Fernando Furtado n’est cependant pas exceptionnelle. Un autre parlementaire, Luis Carlos Heinze, député fédéral affilié au Parti Progressiste (PP) du Rio Grande do Sul, avait déjà remporté la palme en 2014 grâce à la déclaration suivante : « Le gouvernement... est saturé de quilombolas [1] ,d’indiens, de gays et de lesbiennes. Tout est à jeter. » On dirait que le Brésil est bien parti pour remporter la troisième édition du championnat. On parle beaucoup de la division du pays, mais ces récompenses prouvent que les indigènes sont un terrain d’entente entre une certaine droite et une certaine gauche de cette grande nation.

Vitor, le bébé assassiné, vivait dans le village de Condá, dans la commune de Chapecó, dans l’ouest de l’État de Santa Catarina. Les crimes commis par l’État contre le peuple Kaingang de la région sud du Brésil sont enregistrés dans le rapport Figueiredo, un document historique que l’on croyait perdu, et qui a été découvert à la fin 2012. Le rapport, daté de 1968, documente le traitement infligé aux peuples indigènes par le défunt Service de protection des indiens (SPI). Le procureur Jáder Figueiredo Correia a dédié un total de 7 000 pages au récit de ce que son équipe a vu et entendu. Pour celui qui souhaite comprendre pourquoi Vitor s’est retrouvé sur le sol de la gare routière d’Imbituba au lieu de passer les mois d’été en sécurité, en bonne santé et heureux dans son village, le document est disponible sur internet. On y découvre, entre autres atrocités, comment en plein 20e siècle les ancêtres de Vitor ont été torturés et ont vécu dans des conditions analogues à l’esclavage afin que leurs terres puissent être déboisées et exploitées par les non-indigènes. Il est possible que certains de ces « entrepreneurs » soient les grands-pères de ceux qui pensent aujourd’hui que les indigènes comme Vitor salissent la carte postale de leur ville.

Après l’assassinat du bébé, la Police militaire a arrêté le suspect habituel. Un jeune homme pauvre, en liberté provisoire, avec « une petite quantité de haschich et de cocaïne dans son sac ». Comme il n’y avait aucune preuve contre lui, il a été libéré. Un autre jeune a ensuite été arrêté, considéré aujourd’hui comme le principal suspect. La police cherchait quelqu’un de passe-partout : avec un sac à dos, une casquette et dont la silhouette soit identique à celle qui apparaît sur les images de la caméra de vidéo-surveillance. Les policiers militaires suspectent que le mobile de l’assassin serait d’avoir été « incommodé par la présence des indigènes ». La police civile a mentionné comme mobiles possibles : « préjugé », « impulsion » et « problèmes psychologiques ». En note, le CIMI a ajouté : « Le Conseil indigène missionnaire a manifesté une certaine préoccupation concernant le climat d’intolérance qui se propage contre les peuples indigènes dans la région sud du pays. Un racisme, parfois larvé, parfois explicite, est diffusé via les moyens de communication de masse et sur les réseaux sociaux. »

Celui qui a effectivement assassiné Vitor sera peut-être inculpé, jugé, condamné et puni, ce qui est déjà rare dans les affaires de morts d’indigènes au Brésil, en général soldées par l’impunité. Mais il faut poser des questions plus complexes. Qui a armé cette main ? Quel lacis historique a pu permettre que Vitor ait été le bébé choisi par l’assassin – sans prendre en compte son état de santé mentale –, plutôt que mon fils ou le vôtre ? Où sommes-nous sur cette photo, nous qui nous y trouvons sans y être ?

D’aucuns ont dit que 2015, année de crise au Brésil et d’horreurs dans le monde entier, était une année sans fin. 2016 serait seulement sa répétition. C’est cohérent. À la veille de Noël, Antônio Isídio Pereira da Silva, militant des questions rurales et environnementales de l’État du Maranhão, a été retrouvé mort. Un assassinat de plus. Il y a un an, la demande d’inclure l’agriculteur dans le programme fédéral de protection aux défenseurs des droits fondamentaux a été archivée. Au moment où il a été assassiné, Da Silva se préparait à dénoncer un déboisement illégal dans une région secouée par de graves conflits territoriaux. À Noël encore, cinq jeunes ont porté plainte contre des policiers militaires de Rio de Janeiro pour torture et vol. D’après leur récit, ils revenaient à motos d’une fête lorsqu’ils ont été interpelés par des policiers militaires de l’unité de police pacificatrice des quartiers de Coroa, Fallet et Fogueteiro. En plus de tortures impliquant un couteau brûlant, un briquet et des coups, l’un d’entre eux a été forcé à réaliser des attouchements buccaux sur son ami. À São Paulo, il a suffit de deux jours pour qu’ait lieu le premier règlement de compte de 2016, soldé par quatre morts dans la banlieue de Guarulhos. On suspecte une vengeance suite à la mort d’un policier militaire quelques jours auparavant dans la région.

Nous commençons donc comme nous avons fini. Cependant, rien n’a commencé ni ne s’est terminé. Ceux qui continuent à mourir assassinés au Brésil sont en majorité les noirs, les pauvres et les indigènes. Le génocide poursuit son petit bonhomme de chemin dans l’indifférence, sinon l’approbation enthousiaste, de ce que l’on appelle la société brésilienne. Nous entrons en 2016 comme nous sortons de 2015. Obscènes. Les feux d’artifice du Nouvel An ne sont déjà plus que cendres. Nous sommes nus. Et notre image est horrible. Elle éclabousse de sang le petit corps de Vitor sur lequel bien peu ont pleuré.
On dit que 2015 est l’année qui ne se termine jamais. Ou que c’est 2013 qui ne connaît pas de fin.

Pour les indigènes, c’est bien plus brutal que ça : l’année sans fin a commencé en 1 500.

Texte originellement publié le 4 janvier 2016 sur El País Brasil, il est aussi disponible en espagnol.

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Eliane Brum est écrivain, journaliste et documentariste. Autrice des livres de non-fiction Coluna Prestes - o Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, A Menina Quebrada, Meus Desacontecimentos, et des romans Uma Duas. Page web : desacontecimentos.com. E-mail : elianebrum.coluna@gmail.com. Twitter : @brumelianebrum / Facebook : @brumelianebrum.

[1Habitants des quilombolas, communautés où se réfugiaient les esclaves en fuite à l’époque de l’esclavage et dont certaines ont perduré jusqu’à aujourd’hui.

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